Sommet franco-italien : retour sur les dispositifs policiers du lundi 3 décembre
Lors de la rencontre entre les chefs d’États français et italien, le pouvoir a mis en place un dispositif policier spectaculaire largement relayé par les médias dominants, sur le thème « grâce à nos formidables policiers, la magnifique ville de Lyon a été protégée des affreux opposants au projet grandiose de ligne à très grande vitesse reliant la France à l’Italie ».
• Voir l’article du suivi de la journée : Sommet franco-italien : la police étouffe et réprime massivement l’opposition au Lyon-Turin • Lire aussi Lutte no-TAV : la PJ lyonnaise à la manœuvre • Tous les articles en rapport avec le No Tav : Dossier no-tav
Si la police a effectivement beaucoup travaillé durant ces quelques jours, elle n’a en définitive rien trouvé de sérieux à mettre sous la dent des juges. La machine a certes tourné, mais à vide puisque les No-Tav n’étaient pas assez bêtes pour se jeter sous les chenilles du rouleau répressif.
C’est tout de même l’occasion d’observer les rouages du maintien de l’ordre en situation exceptionnelle.
Suspension de l’espace Schengen
Une chorégraphie de gestes policiers se déploie avant même le jour du sommet et le moment de la manifestation et créé une tension particulière.
Avant toute chose, l’État français reprend le pouvoir de choisir qui entre ou non sur son territoire. En l’occurrence, les personnes avec un casier ou « connues des services de police » dans le cadre de la lutte NO-TAV ne sont pas les bienvenues.
Dès le samedi, soit deux jours avant le sommet et la manif, un mini-bus d’Italiens venus participer à des débats gentiment citoyens, et qui avaient prévu de repartir le soir même est retenu à la frontière à Modane, par les services français, côté français. Trois personnes sont identifiées grâce à des photos comme ayant déjà participé à des manifestation NO-TAV. Cela prouve que les polices européennes collaborent concrètement et avec une réelle efficacité.
Les services italiens ont en effet fourni les bonnes photos aux services français qui les ont bien utilisées. Il faut savoir qu’en Italie une vague de procès avec des dossiers constitués en bonne partie par des photos (de tatouages, de signes distinctifs vestimentaires…) a déferlé ces derniers mois.
Les trois personnes identifiées, dont le chauffeur du mini-bus ont interdiction de pénétrer le territoire français, ce qui revient à renvoyer tout le monde. Fin de cette liberté de circuler si chère aux Européens. Dans la foulée, le préfet du Rhône fait savoir qu’il en sera de même pour les bus ayant prévu de venir lundi, ce qui ne sera pas exactement le cas.
Les 11 bus italiens ont bien été interceptés par la police française, du côté français de la frontière, mais les autorités mettent en œuvre une stratégie qui permet de ne pas déclencher un scandale politique avec 500 Italiens prêts à tout bloquer si on les empêchait de passer. En effet les flics se contentent d’un contrôle pointilleux de toutes les personnes à bord des bus, ce qui justifie une perte de temps de 5h. Ce retard interminable sème le doute et retarde la rencontre tant attendue entre camarades français et italiens.
Surveillance et filature
Plusieurs lieux collectifs ont été mis sous surveillance durant les deux jours avant le sommet : autour de tel squat, une BMW tourne pour en observer les sorties, la police municipale tape à la porte d’un autre pour obtenir officiellement un « simple recensement » des personnes sur place (une discussion entendue entre deux policiers évoque une note de service en lien avec le sommet franco-italien), devant tel autre lieu des flics sont vus en train de prendre des photos.
En plus de cette surveillance fixe, plusieurs personnes ont capté qu’elles étaient suivies, notamment en voiture. Ce qui nous invite à faire un point sur la question des filatures en véhicule :
• Comment savoir si on est filé ?
Le sentiment de paranoïa étant fréquent, il vaut mieux s’assurer que l’on est effectivement suivi. Pour cela, quelques tactiques : faire des trajets improbables et incohérents, des tours de ronds-points, des retours en arrière, prendre des rues désertes, accélérer ou ralentir exagérément, faire mine de chercher à se garer, éviter de mettre les clignotants pour annoncer où on tourne, prendre une sortie au dernier moment en traversant le zébra, s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence avec les warnings, etc. Il faut avoir en tête que les flics utilisent souvent plusieurs véhicules, pour remplacer une voiture qu’ils estiment « grillée ». Idem pour les chauffeurs : un passager se fait discret à l’arrière ce qui leur permet de changer de conducteur.
Les flics ont utilisé cette fois des modèles de voiture variés : les classiques, type BAC : Citroën C4 ; Peugeot 207, 307, 407 ; Renault Mégane, Clio ; Ford Mondeo mais aussi des grosses cylindrées : BMW, Mercedes Class A, Passat dernier cri, ce qui laisse à penser que des services nationaux ont été mobilisés (DCRI, SDAT…).
Côté couleur, on n’a pas relevé d’extravagance particulière : noir, blanc ou gris métallisé.
• Que faire quand on est filé ?
L’impératif premier est de ne pas griller d’autres personnes, par exemple ne surtout pas se précipiter vers des lieux amis pour trouver de l’aide. Au lieu de paniquer, le plus simple est de s’arrêter boire une bière dans un bistrot. S’il faut vraiment se rendre quelque part et larguer la filature, on peut prendre les transports en commun (descendre du métro juste avant que les portes se ferment, changer de bus, etc).
Cette fois, les filatures ont été grossières (par exemple sur le périph’, la voiture filée prend une sortie au dernier moment, la voiture de flics s’arrête et fait marche arrière pour prendre la même sortie et continuer à suivre). On peut donc imaginer que le but n’était pas tant de faire du renseignement que de mettre la pression pour que rien ne se passe.
La peur provoque une désorganisation des personnes intimidées qui sont ainsi auto-neutralisées. Il s’agissait donc ici d’une surveillance ponctuelle, particulière, à distinguer des surveillances de fond, plus fines qui visent à accumuler discrètement de l’information pour construire des dossiers.
Arrestations préventives
Autour d’un squat, la veille au soir, la police nationale passe, on ne sait pas trop pourquoi : ils éclairent juste la porte avec leurs lampes torches, demandent à entrer. Évidemment les gens font les sourds et ne les laissent pas rentrer. Et on en reste là.
Le lendemain matin, jour du rassemblement, le dispositif est activé : le civil qui planque sur la place proche de ce lieu, et qui avait déjà lancé la veille au soir une filature sur des personnes qui sortaient du squat, observe toujours les entrées et sorties. Quand le matin il constate que « ça bouge », deux fourgons (sans doute prêts) arrivent rapidement sur place et interpellent une grosse vingtaine de personnes aux abords de leurs véhicules. Des renforts sont appelés, en cinq minutes, dix véhicules de police en tout genre (banalisés et sérigraphiés) bouclent le périmètre, avec appui de l’hélicoptère qui fait à ce moment sa première sortie.
Fouille rapide des personnes et de leurs affaires, mais aussi des véhicules. Suite au refus de donner les clefs, un véhicule est même fracturé par la police pour être fouillé. (Et plus tard on retrouvera ce véhicule avec un pneu crevé…).
Tout ce petit monde est embarqué dans un bus de police prévu à cet effet. Les arrestations se font sur des prétextes foireux, tels que « port d’arme » pour une paire de ciseaux médicaux.
L’objectif est bien d’empêcher des gens de participer au rassemblement.
Un groupe de personnes se fait aussi arrêter par le GIPN dans leur véhicule en arrivant sur Lyon, accusés de détention d’explosifs tout simplement parce qu’ils ont un bidon de gasoil dans leur voiture. Il s’agit d’un motif d’arrestation vraiment bidon car, sachez-le, on ne fait pas d’explosif avec du gasoil…
Toujours dans la matinée, cinq personnes sont arrêtés par … le RAID ! En tenue civile, le RAID pourrait ressembler à la Bac, cagoule trois trous et écusson RAID en prime. Encore un fois, ces agents qui portaient l’écusson de ce service spécial n’étaient pas là par hasard. En tout cas, cela amène le nombre de personnes arrêtées à 34 avant midi.
Elles sont déposées à l’hôtel de police de MontLuc (l’espèce de château fort) où elles découvrent qu’un gymnase des policiers a été aménagé pour la journée en vue d’arrestations massives. Dans ce QG de l’identification, des tables ont été installées derrière lesquelles des policiers en civil s’agitent, dressent des listes, remplissent des tableaux.
Aucune paroi ne sépare les personnes arrêtées, ce qui leur permet de communiquer et même parfois d’entendre les auditions des camarades, avant d’être dispatchées dans les différents commissariats de ville et dans un local de police à Maisons Neuves transformé en cellule de gardav pour l’occasion.
Ces moments de communication entre personnes arrêtées ont souvent lieu au tout début de l’interpellation et sont très importants. Il faut profiter de ces quelques minutes ou secondes pour se donner des infos clefs, mettre au point une version ou se rappeler qu’on se tait complètement.
Cette fois, ce sont ces communications qui ont permis à la Caisse de solidarité de faire le point sur les arrestations. En effet, les flics ont opposé aux avocats un silence total : on ne savait donc pas qui était arrêté, pourquoi, etc. Chaque personne libérée au compte-goutte nous donnait des informations fraîches et sérieuses sur ceux qui étaient encore à l’intérieur, et dans quels commissariats ils avaient été envoyés.
Déploiement sur la métropole
Le préfet de région, Jean-François Carenco annonce la couleur : « C’est un symbole de rassemblement et un grand exercice de cohésion. » En effet.
Globalement il faut retenir trois axes de collaboration policière : police/gendarmerie ; services locaux/nationaux ; services français/italiens.
À Lyon, plusieurs services français se sont retrouvés à coopérer.
Le Centre Opérationnel Zonal (COZ), dirigé par Jean-Pierre Cazenave-Lacrouts, a supervisé les initiatives.
Un centre de coordination de tous les services de police a été mis en place en centre-ville (rue Rabelais) : le SDIS. Il a supervisé la grande parade policière sur Lyon Métropole.
Tous les plus beaux véhicules sont de sortie, tout le monde est sur le pont pour le grand bal sécuritaire. La presqu’île est entièrement quadrillée, avec contrôles d’identité en rafale et fouilles des sacs (dès le vendredi, mais accentués le lundi). Les contrôles aux points d’entrée de la métropole sont renforcés : péages, mais aussi gares, dont notamment la Part-Dieu, saturée de policiers. Sur tous les ponts et passerelles du périphérique et de la rocade, la police nationale est ostensiblement présente. Y a pas à dire, ils ont mis le paquet. Jusqu’à l’aéroport St-Exupéry, des fourgons de police patrouillent.
Dispositif sur la place des Brotteaux
D’abord, il y a le choix du terrain : les policiers ont proposé cette place car ils savent en contrôler les accès sans trop perturber la métropole et sans offrir trop de visibilité aux manifestants. Personne ne pouvait ignorer que le secteur allait être bouclé puisque les autorités avaient annoncé que la station de métro Brotteaux serait fermée.
Dès la fin de matinée des centaines d’hommes sont mobilisés sur le quartier des Brotteaux, des dizaines de véhicules sont à la manœuvre et prennent position. Des camions équipés de grilles anti-émeutes sont postés aux abords de chaque issue de la place, prêts à la fermer. Toutes les rues adjacentes sont remplies de véhicules en tout genre : les voitures de BAC, des Jeep de police, les véhicules plutôt réservés à la technique, un camion équipé d’un mât portant une caméra 360°, un camion équipé d’une énorme pelle pour virer les barricades, deux camions avec canons à eau, etc. Bref tout le matos de guerre, pour quelques centaines de personnes qui boivent du thé et discutent des luttes contre les nouvelles infrastructures du capitalisme. À noter que le dispositif était tourné vers la place mais aussi en partie vers l’extérieur. Contrairement à la situation de la prison Bellecour où il y avait « juste » un cordon de CRS avec leur véhicule, on a cette fois des grilles en avant et en plus des CRS, des BAC casqués prêts à intervenir sur la place, et encore en arrière, des civils coagulés dirigés vers l’extérieur de la place, qui contrôlent tout ce qui est louche ou s’approche. Pour observer le tout d’un œil attentif (photos) et poser une ambiance sonore de type guerrière, l’hélicoptère de la gendarmerie a tournoyé toute la journée, allumant son projecteur dès la nuit tombée.
Sur la place, devant les manifestants étaient présents les « RG » habituels. Ce sont en fait les hommes ET femmes avec talkies-walkies qui gèrent la circulation des manifs. Il y avait aussi des bourgeois gradés peu coutumiers du terrain mais descendus pour l’occasion, et quelques gros bras de la BAC avec sac à dos (sans doute plutôt en escorte des civils exposés qu’en interpellation).
En tout cas tout ce petit monde était dans l’entre-deux : pas de brassard, mais clairement identifiables. Faut aussi compter sur la place un ou deux photographes qui bossent pour la police (à distinguer des policiers visibles qui prennent des photos) et sans doute aussi des vrais « RG », invisibles, qui laissent traîner leurs oreilles au sein des opposant.e.s.
Dans le quartier de la Préfecture, lieu de la rencontre diplomatique, un autre dispositif est mis en place, avec GIPN, RAID et compagnie.
Le coup de la nasse
Peu de temps après l’arrivée tant attendue des bus italiens sur la place, chaleureusement accueillis par les cris et un beau feu d’artifice, le dispositif s’est refermé sur les manifestants. Ainsi de 15h à 19h on ne pouvait plus entrer et sortir librement de cette place. Le rassemblement, autorisé, a lieu, mais il est circonscrit de façon étanche : aucun mouvement n’est possible, aucun début de manifestation.
Immédiatement, le spectre de Bellecour ressurgit. Mais les autorités ne créent pas un nouveau scandale : dans une position ambiguë, ils n’annoncent pas que les gens peuvent quitter les lieux sans contrôle, mais c’est ce qui se passera dans la soirée.
L’objectif des flics est de faire dégager les Italiens. Sauf que les Italiens ne veulent pas abandonner les Français dans ce filet, et les Français ne veulent pas laisser partir ces bus sans savoir comment eux aussi ils vont sortir de ce merdier. Plusieurs charges de police ont donc lieu pour dissocier les bus italiens des No Tav français restés sur la place.
Des tirs de lacrymogène ont lieu. À noter que ces tirs étaient étrangement discrets : pas de gaz apparents ni de lanceurs visibles, et pourtant ça piquait. Deux personnes sont sauvagement capturées par la BAC qui bondit sur le côté, comme d’hab. L’une de ces deux personnes est sévèrement passée à tabac, c’est d’ailleurs la seule personne qui risque des poursuites judiciaires.
On reconnaît là le style des BAC locales avides de coups et d’outrages et rébellion pour arrondir les fins de mois. À l’inverse ce sont les GM (Gardes Mobiles, gendarmerie) qui sont utilisés pour pousser les manifestants et ainsi les écarter des bus. C’est leur professionnalisme de militaires imperturbables qui a été privilégié sur la sauvagerie des policiers, sans doute pour limiter les dégâts (pas de blessés sérieux).
Des Italiens vont tenter de descendre des bus pour rejoindre les Français : ils sont violemment bloqués dans les bus. Des flics montent à bord pour contraindre les chauffeurs à avancer. L’un refuse, il paraîtrait que c’est alors un keuf qui se met à conduire le bus ! La menace italienne est donc ex-filtrée sous haute surveillance, avec une escorte serrée sur l’autoroute : des dizaines de motards et fourgons, un Land Rover 4×4 Defender siglé Police, jusqu’à l’Isle d’Abeau.
Finalement, sans que les flics ne l’annoncent, les opposants au TAV pourront progressivement sortir de la nasse, traverser les lignes de police par 1, 2 ou 3, avec un petit sentiment très désagréable, mais sans contrôle. Un véhicule aux vitres teintées posté près d’une sortie laisse supposer qu’une caméra filmait des visages qui sortaient. À la toute fin du rassemblement, une vingtaine de personnes a été arrêtée, mais elles ont été relâchées dans la soirée.
Suites judiciaires ?
Aussi rutilante soit-elle, l’omniprésence policière ne peut rien contre la détermination collective.
Par exemple, la vingtaine de personnes arrêtée avant le rassemblement a réussi à tenir collectivement, et ce, pendant des dizaines d’heures (jusqu’à mercredi matin pour certain.e.s !), le refus de donner son identité. C’est donc une ribambelle de « X », refusant tout fichage (empreintes, photo, ADN) qui a usé la patience des différents OPJ et commissaires en formation. Et qui a fini par sortir sans être identifiée !
Toutes les différentes arrestations ne débouchent (à notre connaissance) que sur une convocation en février, pour violences sur agent. Et pour cause : personne n’a rien fait.
Finalement le but de la police était plus de neutraliser et de dissuader que de porter une attaque jusqu’au bout. En effet, le lendemain tout ce dispositif s’est évaporé comme par enchantement, fin du spectacle, on remballe. Pour autant, il ne faudrait pas oublier que la police mène aussi un travail de fond contre les opposants au Tav et les milieux politiques, qui passe notamment par des tentatives de recruter des indics et de la surveillance diffuse.
Du point de vue de la visibilité publique, cette histoire a plutôt tourné au défilé de flics que de No-Tav. Comme si la France voulait impressionner l’Italie qui de son côté a beaucoup de mal à canaliser la rébellion contre le TAV. Mais Hollande fait moins le fier du côté de la campagne nantaise. Ils ont neutralisé du vide ce lundi-là, car tout se jouait dans l’intimité des retrouvailles entre combattant.e.s de différentes lignes (Italie, Lyon, Nantes), et la promesse de gagner dans les situations propices, à Notre Dame des Landes par exemple.
Lire Du TAV au TOP : contestation contre buldozer autour des différentes luttes contre les Grands Projets Inutiles.
Rebellyon, 14 décembre 2012