Opposants aux vieilleries du futur
Les haies si fleuries de ces belles vallées cachaient alors d’invisibles agresseurs. Chaque champ était alors une forteresse, chaque arbre méditait un piège, chaque vieux tronc de saule creux gardait un stratagème. Le lieu du combat était partout.
Balzac, Les Chouans.
On nous appelle les opposants au futur aéroport de Nantes, mais il faut bien reconnaître que, quand nous aurons gagné cette partie, « le futur » entre-temps se sera modifié. L’intervalle de la lutte ne l’aura pas laissé intact.
À chaque lutte s’ouvre une faille spatio-temporelle que nous ne voulons pas voir refermer : c’est là que nous voulons vivre. Dans le calme enchanté qui loge au cœur de la tempête. Sans doute parce que partout ailleurs l’air est irrespirable. Façon de parler, car on ne vit pas seulement d’oxygène, comme ne l’ont pas compris les écolos. On se nourrit du combat.
Quelque chose s’est ouvert, où nous nous engouffrons sans parapluie, avec armes et bagages. Filer un coup de main, construire là où ils voudraient détruire, détruire là où ils voudraient construire. Il n’y a que derrière les barricades qu’on se prémunit de cette maudite pluie. Ce sont ces heures de combat, saturées de gaz et d’essence, qui rendent cette petite pomme ridée à ce qu’elle est : une bénédiction, putain ! Seul le tracé de la lutte justifie qu’on patauge ainsi dans la boue visqueuse. Hors de ce sillon, faut croire qu’elle nous avalerait !
Nous ne chérissons pas unanimement ces landes hostiles, ce que nous aimons en tout cas, c’est qu’elles le sont aussi à la valorisation universelle. Nous entendons qu’elles le restent. Ce n’est pas le projet d’aéroport qui est inutile, il est très certainement, du point de vue moderne-démocratique, éminemment utile, au contraire. Ce sont ces landes et ces marécages qui sont inutiles, et tant mieux. Il faut se battre pour les broussailles, les taillis, les bordures, les fourrés, les restes, les marges inextricables, tout ce qui échappe à l’aménagement, à l’encasernement du territoire et au jardin à la française, avec ou sans béton. Un futur en forme d’aéroport vaut bien un futur en forme de parc naturel. Seul ce qui ne sert à rien et ne pourra rien valoir requiert immédiatement qu’on se batte pour lui, et avec lui. Car il est l’irrécupérable, et nous rappelle à l’existence de l’irrécupérable. Tout le reste, la totalité valorisable, est déjà foutue, en tant que telle. Tandis que cette constellation, encore visible d’ici, n’a jamais rien rapporté, sinon de mauvais vers. Tandis que les champignons persévèrent dans leur poussée énigmatique et magique. Considérons la ZAD comme une constellation, ou comme un champignon vénéneux pour eux, psychotrope pour nous. Battons-nous, une certitude suffit : l’Empire ne parviendra jamais à abolir complètement le clair de lune dans le brouillard. Et arrêtons avec ces catégories publiques d’utilité et d’inutilité, catégories de vendus. Songeons au contraire à ce qui nous rend plus forts à leur encontre, songeons à les perforer.
Comment rester irrécupérables parmi l’irrécupérable ? Le mauvais réflexe environnementaliste consisterait à vouloir conserver, préserver, sauvegarder un territoire, le veiller comme on veille les morts. Quand il s’agit simplement de se battre et d’habiter. De partir de ce qui relie et jette des ponts insoupçonnés, de partir de ce qui nous parle, de la multiplicité des usages, et jamais de « l’environnement ». Ainsi s’est posée la question de devoir abattre 50 arbres pour en sauver 50’000. Question qui tient aussi peu de la morale que celle de savoir si le bois sec est préférable au vert pour allumer un feu. Question, parmi cent autres, qui rappelle l’intrication des points de vue de l’habitant et du combattant, et l’erreur que serait de vouloir les séparer. Chacun du reste s’en rend compte, dès qu’il pose un pied ici : ici, on ne sait plus très bien ce qui est abri, ce qui est outil, ce qui est arme, ce qui est bectance, ce qui est musique. – Qu’est-ce qu’un tracteur ?
On ne se bat pas contre le futur, mais sûrement contre cette idée, utopie en marche, qu’il n’y en aurait qu’un. On se bat contre tous ceux pour qui LE futur existe. Ils misent sur des milliards de possibles, lancent ou collaborent à une myriade de projets qui, par-delà des intérêts divergents, finissent toujours par s’accorder entre eux, et composer une même image : celle de l’Enfer. Des projets de fils de pute. Car il faut bien en être un pour aller à Notre-Dame-des-Landes, prendre un air styliste inspiré, et se dire : « Tiens, et pourquoi pas un aéroport, ici ?… C’est possible, non ?… Un kyste splendide !… What else ?… » Comme il faut en être un beau, de fils de pute qui ne fait que son travail, pour radiner ici avec sa pelleteuse.
On se bat pour une inlassable modification du futur, un inlassable bouleversement. Une fois extrait cet aéroport, petite tumeur impériale, le futur homogène et verrouillé que projettent tous les projets du monde, le futur présente une micro-fissure, et c’est justement ce que nous voulons : fissurer ce qu’ils lissent et polissent, et entrer par effraction. Tout le monde le sait : l’opposition à un projet de plus n’est que le côté pile. Le côté face, c’est la grande inconnue : la question du devenir de la ZAD. Le sens du sigle est d’ores et déjà l’enjeu d’une bataille. Zone d’aménagement différé ? Zone à défendre ? Zone d’autonomie définitive ? Et de quel définitif parle-t-on alors ? Oasis alternative ? Ou véritable plaque tournante, haie touffue dans la construction du mouvement révolutionnaire européen ?… Quoi qu’il en soit, c’est la menace d’une réversibilité constante entre lieu de vie et lieu de lutte, entre habiter et combattre, qui explique l’emportement et le manque de self-control au Ministère de l’Intérieur. Là grandit leur péril, là ce qui nous sauve.
Malgré ça, pour toute une frange du mouvement, ce qui suit reste dur à admettre : aller jusqu’au bout, c’est transpercer le cadre démocratique. Où tout peut se défendre à condition de demeurer une opinion, un j’aime/j’aime pas, à condition de rester parqué dans l’inoffensif. Gueuler un bon coup, et savoir baisser son froc en temps voulu, telle est la règle démocratique. Mais ce n’est pas là notre idée de la vie. Nous ne voulons pas « faire la loi », comme ont pu nous le reprocher certains pacifistes qui tenaient et s’obstinaient à pique-niquer dominicalement auprès des forces de gendarmerie pendant l’émeute. Nous voulons défaire la loi. Tôt ou tard les démocrates finissent par dire : force doit rester à la loi. Nous, nous voulons rendre la force aux communs, à l’amitié, tout le pouvoir aux communes. Voilà ce qu’ils ne pardonneront pas.
De notre côté, nous ne pardonnerons pas les blessures et incarcérations déjà infligées à nos camarades.
Quelques zadistes