Les anars sous une même bannière
ST-IMIER • Malgré les multiples tendances de la mouvance libertaire représentées dans le Jura bernois, les participants aux Rencontres de l’anarchisme tirent un bilan positif de la manifestation.
Dimanche soir, Londres vivait sa cérémonie de clôture des JO, grandiose déballage médiatique, sorte d’autocongratulation sous les couleurs de l’Union Jack. Quelques heures plus tôt, loin des stades, à St-Imier, pas de folie pyrotechnique ni de superstars vieillissantes. Mais le ton est également à la fête, le drapeau noir et rouge brandi fièrement, alors que les anarchistes de tous bords se félicitent des Rencontres internationales de l’anarchisme 2012.
La tranquille bourgade horlogère du Jura bernois a vu sa population presque doubler la semaine passée, avec près de 3000 participants pour célébrer l’un des actes fondateurs du mouvement anarchiste : le premier Congrès de l’internationale antiautoritaire de St-Imier en 1872 (nos éditions du mardi 7 et vendredi 10 août). Militants, sympathisants ou quidams curieux ont ausculté la question anarchiste, sans hésiter à appuyer la où ça fait mal, pour relever les différences, voire incohérences, entre les différentes tendances de la mouvance libertaire.
Mosaïque libertaire
Suivant la doctrine anarchiste, les regroupements sont nombreux au sein du mouvement. Ses axes principaux – l’organisation en autogestion, la suppression de la hiérarchie et la prise de décision collective – sous-tendent tout naturellement cette mosaïque libertaire. Il y a les groupes plus structurés, les différentes fédérations et organisations, composées en général de membres souvent issus de la lutte syndicale, le cheveu un peu grisonnant. C’est à leur initiative – la Fédération anarchiste (FA), l’Internationales des fédérations anarchistes (IFA), la Fédération libertaire des montagnes (FLM), l’Organisation socialiste libertaire (OSL) – ainsi qu’à celle de la coopérative Espace Noir de St-Imier que les Rencontres ont été organisées. L’IFA – fondée en 1968 et qui regroupe les FA francophone, italienne, ibérique, allemande, bélarusse, tchécoslovaque et anglaise, ainsi que la Fédération libertaire argentine et l’Association des mouvements anarchistes russes – a profité de l’occasion pour tenir son 9e Congrès, comme tous les quatre ans, après Carrare (Italie) en 2008.
À St-Imier, les « anciens » se sont majoritairement chargés du volet théorique du programme, qui s’est tenu dans différents locaux communaux loués pour l’occasion. La grande salle de spectacle qui sert de salle du conseil, le centre de culture et de loisirs et la patinoire du village ont donc été utilisés de façon inédite par des militants au look parfois marginal durant les conférences, tables rondes, films, concerts et salon du livre.
Un même dessein
En marge des fédérations, d’autres collectifs revendiquent leur appartenance au mouvement libertaire. Organisés moins formellement, ils sont très actifs sur des questions pratiques liées notamment à l’habitat collectif, à l’autogestion de la vie collective, aux discriminations, à l’environnement et aux animaux. Majoritairement plus jeunes que les anarchistes « fédérés » ou syndicalistes, leurs membres se regroupent de façon plus spontanée, par affinité politique et parfois affective. Ainsi, à St-Imier, de jeunes anarchistes sont venus en masse de toute l’Europe, se chargeant plus ou moins spontanément de gérer la partie « off » des Rencontres, la vie collective sur le site, durant cinq jours.
Aucun n’incident n’est à déplorer et la convivialité et l’amitié ont été de mise. La population locale, sur ses gardes avant l’arrivée des « anars », l’a souligné aux organisateurs. Parfois se regardant en chiens de faïence, les différents visages du courant libertaire se sont reconnus à St-Imier. Bien qu’aucune résolution commune n’ait été adoptée à l’issue de la rencontre, le meeting final a montré dimanche que le mouvement libertaire pouvait se réunir sous une même bannière, celle de la lutte contre le capitalisme et contre toute forme d’oppression et de domination.
Une organisation parfois défaillante
Durant ces quelques jours, des flottements organisationnels ont été ressentis, mettant en relief les différentes pratiques dans le milieu libertaire. Concernant le logement par exemple, le camping installé à Mont-Soleil, sur les hauteurs de la cité imérienne, a posé problème. Le prix fixe de 15 francs imposé par l’organisation a semblé excessif aux petites bourses. Des voix se sont ainsi élevées pour demander plus de transparence sur l’aspect financier de la manifestation. Le comité d’organisation a reconnu lors du meeting de clôture dimanche avoir été parfois pris de court lors de ces Rencontres qui étaient une première pour le petit comité de pilotage à St-Imier (une quinzaine de personnes). Michel Nemitz, membre du comité d’organisation, a exprimé toute sa satisfaction devant l’assemblée et clarifié la question du budget. Promettant de faire mieux pour une prochaine, il se réjouit que des habitants de St-Imier lui aient demandé quand aurait lieu la prochaine édition.
Autre critique allant dans le même sens, les prix fixes pour les concerts, malgré le tarif « précaire » proposé, a contredit pour certain-e-s les valeurs du mouvement. L’usage du prix libre est usuel dans le milieu libertaire, pour empêcher la discrimination économique et assurer la solidarité. Le prix libre, de façon générale, affirme le refus du profit pour créer les conditions d’un autre rapport à l’argent qui implique une notion de responsabilisation et d’entraide dans l’échange.
À St-Imier, beaucoup ont regretté que cet aspect ne soit pas pris en compte par l’organisation, donnant lieu à des tensions, notamment aux entrées des concerts où les négociations allaient quelques fois bon train.
À Mont-Soleil, d’autres problématiques ont surgi dès la première nuit. Avec la réflexion politique en journée et les soirées plus festives, tout le monde n’a pas le même rythme : passer une nuit tranquille afin d’assister aux conférences du matin n’est pas forcément compatible avec la fête, parfois arrosée. Après l’arrêt des concerts, vers 2 h du matin, de nombreuses personnes ont été réveillées. Pour y remédier, dans l’esprit « do it yourself », un camping alternatif, à l’écart de la fête, a été mis sur pied dans le jardin d’une maison collective du village (une ancienne brasserie, en cours de rénovation par ses habitants), gratuit et servant également cafés et petits déjeuners.
Prévoir et gérer d’éventuelles situations de violence a été une autre lacune dans l’organisation. La difficulté d’accès pour les non valides a aussi été relevée. Un « safer space » de fortune, un endroit où se sentir plus libre, plus en sécurité, a donc été mis en place. En lieu d’un véritable espace militant et égalitaire où l’on évite le plus possible de reproduire des systèmes d’oppression et de domination, un stand devant la salle de spectacle a permis de lancer différents comités de réflexion. Tout le monde a pu proposer des problématiques sur des grandes feuilles blanches collées au mur.
Dans cette démarche, un atelier autour de la question de la violence à autrui, notamment sexuelle, et comment y réagir, a été par exemple organisé sur le terrain de foot municipal.
Quelques tensions
L’autogestion dans la vie collective a suscité de nombreuses discussions. Elle a également pris la forme de l’action directe, notamment lorsqu’un participant a entarté un militant de l’Organisation socialiste libertaire (OSL) lors d’une conférence en début de semaine. Un groupe antispéciste, qui s’oppose à la maltraitance, à l’exploitation et à la consommation des animaux, a aussi commis un « attentat à la saucisse » sur le grill installé sur la terrasse de la coopérative Espace Noir, terrain plutôt fréquenté par les anarchistes proches des syndicats. Forçant la réflexion par l’action – la provocation, pour certain-e-s –, le groupe s’est ensuite exprimé lors du meeting de clôture dimanche, déclenchant des réactions contrastées dans l’assemblée.
Le groupe anarcha-féministe s’est quant à lui exprimé sous les applaudissements. En réunion non mixte tous les matins (les hommes ont fait de même jeudi), le groupe est parti du constat de la sous-représentation des femmes parmi les invités des débats pour traiter des relations de pouvoir, de privilèges et d’oppressions de chacun-e. Lue à tour de rôle par toutes les participantes, une lettre au ton ironique a rappelé l’importance du féminisme et de la lutte contre le patriarcat, autant au sein de la société que dans sa forme plus intériorisée. Un réseau international s’est créé avec le projet d’organiser les rencontres internationales de l’anarcha-féminisme d’ici à deux ans.
Camille Abele, LeCourrier.ch, 14 août 2012