Récit d’un camarade barcelonais, en date du 23 mai dernier
Après la grève générale du 29 mars, la répression s’est fortement accentuée. Trois étudiants arrêtés alors qu’ils participaient aux piquets du matin ont ainsi été mis en détention provisoire. Vu le contexte social tendu et le calendrier de ce printemps chaud, les policiers et politiques avaient à cœur de marquer le coup, faire régner la peur et que chacun·e reste chez soi. Les déclarations de guerre se multiplient, le ministre de l’intérieur Puig déclare ainsi que les participant·e·s aux débordements ont un « instinct criminel », qu’ils sont des « rats que nous iront chercher jusqu’au fond des égouts ou dans les salles d’universités ». Début avril, quatre personnes actives dans les mouvements sociaux se font arrêter en pleine rue par des flics en civil. Elles sont accusées d’avoir pris part aux émeutes pendant la grève, et sont mises en garde à vue trois jours, avant d’être finalement libérées sous caution, non sans que leurs domiciles aient été perquisitionnés et le matériel informatique et politique saisi. Le lendemain, c’est Laura Gomez, la secrétaire générale du syndicat anarchiste CGT, qui est elle aussi placée en détention provisoire, pour avoir, au cours d’une performance devant la bourse, mis le feu à des billets de Monopoly. Elle a été libérée après plus d’un mois de taule et de multiples actions de soutien (notamment à Perpignan). Vous pouvez voir ici une vidéo de soutien aux détenu·e·s sous-titrée en français, très symbolique d’une manière de faire ici. Il y a également la mise en place d’un site Internet de « participation citoyenne contre les violences urbaines » visant à la délation de personnes filmées ou photographiées pendant la grève et accusées de troubles à l’ordre public, certain·e·s pour avoir déplacé des pots de fleurs sur la voie publique… Depuis, la police travaille et de nouvelles arrestations pour les faits de la grève générale se font au compte-goutte, encore une dizaine cette semaine.
Début mai, avec la rencontre de la Banque Centrale Européenne, Barcelone se retrouve en état de siège. Huit mille policiers ont été mobilisés dont 3500 venant d’Espagne pour soutenir les Mossos catalans, et des hélicos tournent en permanence au dessus de la ville. Face à un tel délire sécuritaire, les mouvements décident d’esquiver la confrontation directe et aucune manifestation importante n’est convoquée. Cette stratégie met en évidence le ridicule du dispositif. D’autant plus qu’en pleine austérité extrême, dépenser des millions pour protéger les responsables de la crise est une douloureuse illustration des priorités des gouvernements.
Le mercredi 9 mai, c’est l’Université Libre La Rimaia, un des squats les plus actif de la ville, qui est expulsé par surprise. L’attaque est clairement dirigée contre l’une des principales structures collectives du pays. C’est la troisième expulsion en deux ans pour ce projet, mais l’énergie est toujours là et d’ici peu, une nouvelle Rimaia devrait apparaître… Le soir même, plus d’un millier de personnes manifestent et beaucoup de voisin·e·s expriment leur soutien en tapant dans des casseroles depuis les balcons.
Le 12 mai, c’est la manifestation anniversaire du 15M (les indigné·e·s, comme on les appelle en France). Le mouvement est toujours aussi populaire ici, et malgré le manque de résultat concrets, les assemblées de quartiers de villages ou de secteurs en lutte continuent à travailler. Les désormais traditionnelles colonnes des quartiers descendent vers le centre, et à 18h, des dizaines de milliers de personnes participent au cortège (25.000 selon la police, plus de 250.000 selon les organisateurs, certainement autour de 150.000). Encore une fois, la diversité et la fraîcheur de ce mouvement saute aux yeux. Aucun drapeau de partis, de syndicats ou d’organisations politiques n’est présent. Dans le même temps, plus d’une centaine de manifestations ont lieu dans toute la péninsule et plus d’une vingtaine de pays participent également. Les blocs formés par les assemblées de quartiers, villes et villages se suivent tout comme les cortèges par thème. Les fameux « iai@flautas », issu·e·s de la commission des « papis et mamis » du 15M, sont présent·e·s en masse. Ces derniers mois, ils ont multiplié les actions (occupations du syndicat patronal ou du ministère de l’intérieur) et sont devenus un des symboles de ce mouvement. La manifestation est très paisible et on retrouve même les tristes réflexes citoyens avec un tract officiel (?) du 15M qui demande de ne pas se masquer sous prétexte de n’avoir rien à cacher… Face à cela, le bloc des « féministes indignées » manifestent cagoulées pour dénoncer la répression croissante des luttes. Ça fait d’autant plus sens qu’un projet de changement législatif vise à interdire de cacher son visage pendant les manifs.
La place est donc finalement réoccupée, sans que la police ne soit présente, et une sorte d’assemblée générale se met en place. Les intervenant·e·s se succèdent, issus des secteurs en lutte de l’éducation, de la santé ou des plateformes en défense du logement. Une grosse centaine de personnes plante des tentes et l’occupation commence tranquillement malgré la pluie. Le lendemain, le panorama fait inévitablement penser à celui de l’année dernière, et il est difficile de ne pas tomber dans les comparaisons. Quand justement une des forces de l’année précédente avait été l’effet de surprise, l’impossibilité de prévoir ce qui allait se passer par la suite, cette fois les choses semblent trop bien préparées, comme si il n’y avait plus de place pour un débordement… Dans de nombreuses villes, les campements se font expulser, mais ici le pouvoir a encore en tête le scandale qu’avait provoqué les bavures policières de l’an dernier. Au fur et à mesure que la journée passe dans ce chaos tranquille si caractéristique, la place se remplit avec des centaines de participant·e·s et des dizaines de réunions et débats. Un petit millier de personnes s’assoit pour participer à l’assemblée générale du soir et essayer de dégager des priorités. Cette année, c’est clairement les banques qui sont la cible des critiques et qui seront les objectifs des actions de mardi. Le lundi se poursuit dans la même veine dans un mélange d’agora permanente, d’espace de rencontre et de kermesse des mouvements sociaux…
Le mardi matin, quatre rendez-vous publics sont donnés pour aller bloquer l’accès au siège des banques. Une centaine de personnes se regroupe devant chaque banque et y monte un salon symbolisant les logements expulsés (une douzaine par jour pour la seule agglomération de Barcelone). Une équipe de négociation est présente dans chaque point et exige des délais pour les expulsions et la « dación en pago ». Ici en effet, les personnes en sur-endettement se font non seulement expulser mais doivent en plus rembourser intégralement les emprunts. Une double peine, un symbole de l’arrogance du pouvoir des banques face à la situation dramatique que vivent les classes populaires du pays. Après quelques heures de pression, les banques s’engagent à se soumettre aux exigences des bloqueur·euse·s. Une petite victoire, et pour des dizaines de familles, c’est un peu d’air pour faire face aux créanciers… Au même moment, les deux principales stations de radio sont occupées et des communiqués sont lus à l’antenne à l’heure d’audience maximale (un million d’auditeurs).
L’après-midi, le campement se déplace au siège de Caixabank, la plus grosse banque de Catalogne. Celui-ci, avec ses deux tours noires, ressemble étrangement à Mordor, le repaire des méchants dans le Seigneur de anneaux, d’ou le nom de l’opération #okupyMordor. Deux mille personnes participent à une performance/procès du président de la compagnie et finissent par le déclarer coupable et le condamner à la guillotine. Encore une fois la présence policière est délirante. Malgré tout, une cinquantaine d’indigné·e·s campent sur le trottoir devant Mordor, entre boulevard et fourgons de flics. Le lendemain et toute la semaine, une centaine de personnes se relaie en permanence pour taper dans des casseroles, et, armées de panneaux en cartons, inviter les voitures qui passent (c’est une des plus grandes avenues de la ville) à « klaxonner contre la banque ». Encore une fois, ça ressemble une action un peu naze, mais elle est mise en place par une bande ultra-motivée, et surtout, ça marche ! En effet, plus de la moitié du flux incessant de voitures klaxonne. Et comme il y en a des centaines par minutes, ça donne un brouaha impressionnant. Depuis, les tours de Caixabank/Mordor sont protégées par la police (rebaptisés « orcos d’esquadras ») et l’hostilité massive de la population vis-à-vis des banques se fait entendre presque sans temps-morts et leur casse les oreilles. À tel point que le service de presse a joint les principaux médias locaux, les menaçant de retirer leur publicité s’ils couvraient l’action.
Cet anniversaire laisse une saveur étrange en bouche. Car si la manifestation du 12 a été un succès quantitatif, renforçant encore le sentiment de soutien populaire au mouvement, il manque cette année l’esprit révolutionnaire plein d’espoir qui avait contaminé le pays pendant un mois. Le travail de fourmis des assemblées de base réparties sur tout le territoire ne donne pas forcément de résultats visibles au premier coup d’œil, et la fatigue se fait sentir. De même, les actions du 15 semblent bien frustrantes, si on les compare avec les objectifs initiaux de faire de cette journée une grève générale, sans syndicats et sans frontières, avec blocage de l’économie. Mais, après une année d’offensive capitaliste terrible et un sentiment d’impuissance paralysant, toute petite victoire est bonne à prendre. Les campagnes pour le logement auront ainsi permis d’empêcher plus de 250 expulsions cette année, matérialisant à la fois à la fois une réponse concrète aux besoins de logement de familles désœuvrées, une opposition — parfois physique — à l’écrasante logique du profit et le renforcement des réseaux de solidarité, notamment dans les quartiers populaires, quand ceux-ci s’étaient effrités ces dernières années.
De même, cette année les luttes se sont trop souvent découpées par secteur, vision renforcée par les problèmes de coordination d’un mouvement sans structures formelles. L’an dernier (et clairement moins cette année), le campement permit aux mille fronts ouverts de se rencontrer et parfois de conspirer ensemble, en tout cas de se donner de la force mutuellement pour les combats à venir.
Après les moments d’intensité de cette année, la situation semble plus tranquille, mais la tension reste palpable et l’étincelle peut apparaître n’importe oú. De ce coté-ci des Pyrénées, on a — à l’image de la Grèce — l’impression d’assister à l’effondrement d’un monde, avec la destruction en règle des droits âprement conquis, notamment avec la lutte contre le franquisme. La vieille gauche, celle des partis et des syndicats vendus, a perdu toute crédibilité, et malgré les soubresauts venant de France, appararaît de plus en plus comme servant à accompagner le processus qu’une réelle force d’opposition. Les marchés sont clairement les responsables du drame social en cours, se donnant plus de pouvoir encore à travers le pillage du pays. La fuite en avant se poursuit coûte que coûte. Mais la résistance, depuis des perspectives anticapitalistes, anti-racistes et féministes a imprégné l’imaginaire collectif de la ville en profondeur. Dans un contexte de crises insolubles, ce n’est pas un détail de réussir à limiter l’émergence des discours fascisants. Face à cela, il n’y ni chemin tout tracé, ni programme proposé, ni formule magique. Entre la peur de se retrouver sans boulot, de la répression, de l’exclusion sociale… beaucoup serrent les dents et baissent la tête, mais jusqu’à quand ? Les complicités tissées au cours de ces dernières années, notamment autour des occupations — qu’elle soient de places, de logements, d’universités, de centres de soins — sont autant de pistes pour échapper à la fatalité imposée, pour ne pas se laisser prendre par la résignation et explorer des univers où la logique du profit et l’individualisme ne sont plus le seul horizon. On ne se rend pas…
Liste francophone de diffusion d’infos relatives aux squats, 30 mai 2012