Syrie. La Cellule centrale de gestion des crises décimée par un empoisonnement
Les Brigades des Compagnons (du prophète Mohammed), une unité de l’Armée Syrienne Libre, ont diffusé, dimanche 20 mai, un communiqué revendiquant une opération à la fois spectaculaire et encore obscure, menée au cours de la nuit précédente par l’une de leurs recrues. Domestique au service du secrétaire régional adjoint du Parti Baath, Mohammed Saïd Bakhitan, l’intéressé dont le nom n’a pas encore été divulgué pour des motifs de sécurité, avait versé un poison mortel dans les plats et les boissons qu’il avait la responsabilité de préparer pour les membres de la Cellule centrale de gestion des crises.
Mise en place au début des évènements, en avril 2011, pour apporter l’expertise de ses membres à la gestion de la période troublée dans laquelle était entrée la Syrie avec le choix de la répression comme unique moyen de réponse aux revendications d’une partie de la population syrienne, la cellule en question réunit des spécialistes des questions militaires et sécuritaires. Elle est présidée par le chef de l’État, qui est également le premier destinataire de tous les rapports qu’elle rédige quotidiennement. Contrairement à ce qu’il s’est longtemps efforcé de faire accroire aux journalistes autorisés à l’interviewer, Bachar Al Assad est donc parfaitement informé — quand il n’en est pas à l’origine — des méthodes mises en œuvre par ses militaires, ses moukhabarat et leurs auxiliaires recrutés dans les environs de Qardaha, son village natal, pour terroriser les Syriens qui refusent sa légitimité et contestent son autorité.
Elle compte parmi ses membres plusieurs représentants de la famille présidentielle : son frère cadet Maher Al Assad, patron de la 4e division mécanisée et homme fort de l’appareil militaire, et son beau-frère Asef Chawkat, ancien directeur des Renseignements militaires, nommé contre son gré chef d’état-major adjoint en 2009 et promu, durant l’été 2011, vice-ministre de la Défense, afin d’assurer le contrôle du nouveau détenteur du poste après la mise à l’écart — et au secret… — du général Ali Habib. Ancien chef des Forces spéciales, il avait été placé d’office à la retraite après avoir émis des réserves sur l’engagement de l’armée dans la répression.
Elle réunit les généraux Hasan Tourkmani, Dawoud Al Rajiha, Saleh Al Nou’aimi et Mohammed Al Cha’’ar (respectivement ancien ministre de la Défense, ministre de la Défense, ancien chef des Opérations de l’armée et ministre de l’Intérieur), des responsables sécuritaires : les généraux Abdel-Fattah Qoudsiyeh (directeur des Renseignements militaires), Jamil Hasan (directeur des Renseignements de l’Armée de l’Air), Mohammed Dib Zitoun (directeur de la Sécurité politique) et Ali Mamlouk (directeur des Renseignements généraux), et au moins deux « civils », l’ancien commissaire de police Mohammed Saïd Bakhitan, entré au Commandement régional du Parti Baath lors du 9e congrès de juin 2000, avant d’en devenir, au terme du 10e congrès de juin 2005 — le dernier en date… — le secrétaire régional adjoint, et l’ancien directeur de la Sécurité d’État (Renseignements généraux) Hicham Al Ikhtiyar, chef du Bureau de la Sécurité nationale au sein du commandement régional du parti au pouvoir depuis son élection à cette instance, en juin 2005.
Afin de respecter le principe qui, en théorie, faisait encore alors du Baath le « parti dirigeant de l’État et de la société », c’est Mohammed Saïd Bakhitan qui a présidé cette cellule, lors de sa mise en place. Mais, à la fin du mois d’octobre 2011, Bachar Al Assad lui a préféré le général Hasan Tourkmani, conseiller militaire avec rang de ministre du vice-président de la République Farouq Al Chareh. Successeur du général Moustapha Tlass au poste de ministre de la Défense, en 2004, et remplacé 5 ans plus tard par le général Ali Habib, il avait été réduit à l’inactivité par le gel des relations entre la Syrie et la Turquie, un dossier prioritaire pour la Syrie des années 2007-2011 dont il assurait la gestion du côté syrien. Cette substitution coïncidait avec la décision d’ouvrir les portes de la cellule à des personnalités issues de la société civile, en l’occurrence des universitaires spécialistes des questions politiques, économiques, diplomatiques et sociales. Elle suivait de peu des déclarations maladroites du secrétaire régional adjoint, qui avait écarté, devant des cadres du parti, la suppression de l’article 8 de la Constitution octroyant au Baath son rôle dirigeant. Alors que le chef de l’État tentait de séduire certains opposants et de les convaincre de sa volonté de réformes, les propos de son premier adjoint étaient apparus plus que malheureux. Il conseillait en effet à ceux qui réclamaient une modification de l’article en question de se présenter aux prochaines législatives, et de les gagner s’ils le pouvaient. Ils pourraient alors procéder, à l’Assemblée du Peuple, à la suppression de l’article qui leur déplaisait. Le déroulement des récentes élections a amplement démontré qu’un tel succès était tout simplement inenvisageable…
Le fonctionnement de la Cellule centrale de gestion des crises est connu. Il a été exposé au grand jour après la défection, au mois de mars 2012, du jeune Abdel-Majid Barakat qui en assurait le secrétariat. Diplômé de Sciences politiques, maîtrisant l’anglais et l’informatique, capable de rédiger des synthèses, d’établir des statistiques et de créer des tableaux, il avait été nommé à ce poste sensible grâce au soutien d’un officier. Chaque jour, à 19h00, la Cellule centrale recevait les rapports de ses bureaux dans les différents gouvernorats, ainsi que les points de situation rédigés par les Renseignements militaires, la Sécurité politique, l’État-major des Armées, le ministère de l’Intérieur, les branches régionales du parti Baath et le Bureau de la sécurité nationale de ce même parti. À midi, le jour suivant, un rapport général sur la situation, comportant les statistiques de la veille, des propositions et des observations, était adressé à Bachar Al Assad, auquel il appartenait de l’accepter en l’état ou d’y adjoindre des remarques. Une fois signé, ce rapport revenait à la Cellule centrale qui en assurait la diffusion. En soirée, au moment où les compte-rendu et bilans de la journée parvenaient à la cellule, ses membres se réunissaient pour discuter du rapport qu’ils avaient en main, étudier les suggestions du chef de l’État, examiner la situation sécuritaire et, quand c’était nécessaire, réfléchir aux problèmes économiques et sociaux induits par la crise et envisager les répercussions politiques et militaires de la situation sur les rapports avec les pays voisins. Un compte-rendu de leurs débats et de leurs décisions était rédigé par le secrétaire de séance, qui l’adressait, avant minuit, au palais de la présidence. Le retour de ce rapport dûment signé signifiait que le chef de l’État endossait personnellement la responsabilité de toutes les mesures qui étaient mises en œuvre dans le pays. Qu’il s’agisse du déploiement des troupes ou de la reconquête d’un village ou d’un quartier, qu’il s’agisse de stopper le fonctionnement des fours à pain dans une ville ou d’interrompre l’approvisionnement en électricité et en fuel domestique dans une autre, Bachar Al Assad était au courant de tout.
Selon les Brigades des Compagnons, les faits se sont déroulés de la manière suivante. Après un long repérage des lieux, le siège du Commandement régional du Parti Baath, situé dans un ancien lycée inséré entre le bâtiment de l’État-major de l’Armée de l’Air et celui des Services de renseignements de cette arme, en bordure de l’avenue Mahdi ben Barka, à proximité immédiate de la Place des Omeyyades, et au terme d’une observation de deux mois des habitudes des participants aux réunions de la cellule, le domestique en question, qui avait la charge de préparer les repas que ceux-ci prenaient ensemble au terme de leurs travaux, avait versé, samedi 20 mai au soir, un poison à base de mercure d’une efficacité redoutable dans le dîner qu’il leur avait cuisiné. Ceux qui se trouvaient là ce jour-là y avaient tous goûté. Maher Al Assad ne figurait pas parmi eux, ce qui n’était pas étonnant puisqu’il ne participait qu’une à deux fois par mois aux réunions d’une cellule dont il assurait indirectement le contrôle. Les récits de l’opération divergent sur la présence d’Ali Mamlouk, qui évitait d’assister aux réunions auxquelles participait Asef Chawkat, avec lequel ses relations étaient détestables, et du général Saleh Al Nou’aimi, dont le rôle était très secondaire. Les victimes avaient été transportées à l’Hôpital Chami, un établissement privé situé un peu plus haut sur les hauteurs du quartier Al Malki, dont les rues avaient été bouclées par les moukhabarat. Bachar Al Assad, accompagné de sa femme Asma Al Akhras, s’y était rendu au petit matin, entouré d’une forte escorte. Un peu plus tard, un avion gros porteur de l’armée avait décollé de l’aéroport militaire de Mezzeh, situé au sud de la capitale, en contrebas du palais présidentiel. Nul ne savait ni qui il transportait, ni vers quelles destination.
Des rumeurs contradictoires circulent depuis lors sur cette opération, dont la réalité a été évidemment niée par les médias officiels. Deux des responsables ayant participé au dîner auraient échappé à la mort : le général Al Cha’’ar, ministre de l’Intérieur, qui est apparu à la télévision d’État, et le général Hasan Tourkmani, qui a fait des déclarations à la radio officielle. Mais certains détails, comme le caractère obsolète du logo d’un micro de la chaîne publique et le caractère très général des propos des deux intéressés, qui auraient pu aussi bien être tenus en d’autres temps et en d’autres circonstances, n’ont pas convaincu. Les quatre autres convives — Asef Chawkat, Dawoud al Rajiha, Hicham Al Ikhtiyar et Mohammed Saïd Bakhitan — seraient décédés.
En attendant que la lumière soit définitivement établie et que les langues se délient, ce qui n’est pas toujours possible en Syrie avant « un certain temps », on fera ici quelques observations.
Une telle opération ne peut pas être exclue a priori. Ce ne serait pas la première fois qu’un fonctionnaire, un agent ou un employé ayant côtoyé les plus hauts responsables politiques et/ou sécuritaires dans le cadre de ses fonctions, et donc au courant de décisions extrêmement sensibles, aurait fait défection après avoir travaillé clandestinement au profit de la contestation. Une stratégie de pénétration avait d’ailleurs été conseillée à certains de ceux, civils et militaires, qui envisageaient de rallier la révolution, mais dont le maintien en poste était plus utile que leur désertion. Abdel-Majid Barakat, déjà mentionné, était l’un de ceux-là. Mais il n’est pas le seul. Parmi ceux qui ont accepté de se faire connaître, avec les risques que cela implique pour l’ensemble des membres de leur famille, on peut citer les noms du procureur général de Hama Adnan Bakkour, en septembre 2011, du député de Homs Imad Ghalioun, en janvier 2012, du chef de la branche du Baath dans le gouvernorat d’Idlib Mohammed Abdallah Al Cheykh et du ministre adjoint du Pétrole et des Ressources minières Abdo Housameddin, tous les deux en mars 2012. Mais on doit surtout rappeler la désertion, au début du mois de novembre 2011, de l’adjudant Afaq Mohammed Ahmed, directeur de bureau du colonel Souheil Al Hasan, chef des opérations spéciales à la direction du Renseignement de l’Armée de l’air. Lui aussi avait emporté dans sa fuite d’importants documents qui démontraient le cynisme et la cruauté avec lesquels les services, en général, et les moukhabarat jawiyeh en particulier, se comportaient avec des manifestants dont ils étaient parfaitement informés du caractère pacifique des démonstrations.
S’il fallait un indice supplémentaire de la probabilité, à ce stade, d’une opération qui constituerait un coup redoutable pour le régime si elle était définitivement confirmée, on attirera l’attention sur une opération menée, dans la nuit du dimanche 20 au lundi 21 mai, contre la ville de Tall Kalakh. Venus de Tartous, fief d’Asef Chawkat, et du village voisin d’Al Madhaleh, lieu de naissance du mari de Bouchra Al Assad, des chabbiha ont attaqué cette localité à majorité sunnite, mettant le feu à une dizaine de maisons. On est tenté, connaissant les mœurs locales, de voir dans cette opération un acte de vengeance pour la disparition de celui qui était le mo‘allem (patron) ou le za‘im (leader) local. Quelques heures plus tôt, sa dépouille était arrivée par hélicoptère à l’hôpital de la ville préalablement vidé de ses patients, avant d’être transportée pour y être ensevelie sans publicité dans son village natal.
Il est probable que les opérations qui se multiplient depuis dimanche contre des villages sunnites des environs de Hama, Souran et Qastoun en particulier, et qui ont déjà fait plusieurs dizaines de morts, participent aussi de cette volonté de vengeance. Le fait que l’un des villages attaqués est considéré comme le lieu de naissance de la recrue de l’Armée Syrienne Libre, auteur de l’empoisonnement des généraux, confirmerait la réalité de l’opération contre la Cellule centrale de gestion des crises.
Dans la capitale, enfin, divers signes traduisent depuis deux jours une grande nervosité de la part des responsables. Des coups de feu se font entendre dans la plupart des quartiers. Des éléments de la sécurité ont été déployés partout en grand nombre. Les rues et les voies rapides menant vers le centre-ville sont coupées par des barrières de sécurité fixes ou volantes. Les alentours du palais présidentiel sont ceinturés par des unités de la Garde républicaine et des Forces spéciales.
Des Syriens, qui savent par expérience de quoi est capable un régime qu’ils supportent depuis près d’un demi-siècle, n’écartent pas la possibilité que, si la liquidation des membres de la cellule n’a pas été directement organisée et planifiée au plus haut sommet de l’État, Bachar Al Assad et Maher Al Assad informés de ce qui se tramait ont pu laisser l’opération aller à son terme. On ne les suivra pas dans leur recours, eux aussi, à la « théorie du complot ». Mais on remarquera que, quels que soient les services rendus par Asef Chawkat depuis le début de la contestation, la mort de leur commun beau-frère arrange Bachar et Maher Al Assad pour une multitude de raisons précédemment évoquées. Si tel est le cas, le soulagement que leur apporte sa disparition contribuera à faire passer la perte de quelques autres personnalités. Elles avaient un certain poids au sein du système. Mais, pour la plupart, elles avaient elles aussi fait leur temps…
Leur presse (Ignace Leverrier, blog du Monde Un œil sur la Syrie, 23 mai 2012)