Comment la police a tenté de prélever son ADN à un simple manifestant
Et comment la justice l’a condamné pour avoir refusé. Au-delà de la question du fichage à grande échelle de la population, c’est des lois sécuritaires et de leur usage envers les militants syndicaux, mais aussi envers les simples manifestants, dont il est question dans cette affaire.
On est au cœur du mouvement contre la réforme des retraites. Dans la matinée du 21 octobre 2010, une petite centaine de personnes décide d’aller « occuper partiellement » l’agence Pôle emploi de l’avenue de Toulouse à Montpellier. Discussions, distribution de tracts. La police affirme que des dégradations ont été commises, ce que contestent les manifestants. Puis le cortège décide de rejoindre le centre ville en empruntant l’avenue (2×2 voies). C’est alors que des policiers de la Brigade anti-criminalité (BAC) interviennent – à coups de matraques affirmeront certains manifestants – et interpellent cinq personnes. Il est 10h30. Garde à vue. Motif : « Participation à un attroupement en vue de commettre des dégradations. »
« Contre-offensive » de l’État
Les policiers affirment que des poubelles ont été renversées sur la chaussée par les manifestants et obstruaient la circulation. Toujours selon les policiers, des voitures auraient même « subi des dégradations ». Ce qui n’est pas confirmé par les manifestants et les éventuelles victimes ne se sont jamais manifestées ni sur place ni après. La Confédération nationale du travail (CNT) voit plutôt, dans cette intervention de la police, une manifestation de la « contre-offensive » de l’État alors que « les actions de blocage de l’économie s’intensifiaient » dans tout le pays. Six heures après les interpellations, le procureur donne ordre aux policiers de libérer les cinq personnes car l’infraction est « insuffisamment caractérisée », leur dit-il.
L’affaire aurait pu s’arrêter là si, en France aujourd’hui, il ne suffisait pas d’être suspecté d’avoir commis une infraction [La liste est donnée par l’article 706-55 du Code de procédure pénale. Elle va des « crimes contre l’humanité » aux simples « menaces d’atteintes aux biens ».] pour que la police puisse prélever votre ADN en vue de l’inscrire au Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Et si vous êtes blanchi par l’enquête ? Trop tard, vous êtes fiché pour 25 ans [Vous pouvez néanmoins tenter de demander l’effacement de l’enregistrement au procureur de la République qui peut le décider « lorsque leur conservation n’apparaît plus nécessaire compte tenu de la finalité du fichier » (article 706-54 du Code de procédure pénale).]. Et le fait que quelques heures d’enquête ont suffi à vous disculper, n’y change rien.
« Fichage généralisé de la population »
C’est exactement ce qui est arrivé à quatre des cinq personnes interpellées, lycéens et étudiants âgés de 17 à 25 ans qui ont accepté le prélèvement. Il faut dire que la peine théoriquement encourue en cas de refus est d’un an de prison avec sursis et 15’000 euros d’amende [Article 706-56 du Code de procédure pénale]. De quoi faire réfléchir. Et on peut faire confiance aux policiers pour ne pas oublier de le rappeler aux récalcitrants. Giorgos, le cinquième interpelé, militant à la CNT et à la Coordination des groupes anarchistes (CGA), n’a pas succombé à la pression et a refusé le prélèvement de son ADN. Lors de sa garde à vue, les policiers consignent sur procès verbal (non signé par lui) les explications qu’il leur aurait livré : « Parce que politiquement je suis en désaccord. Parce que je suis contre le fichage généralisé de la population. La procédure de prise d’ADN concerne les crimes dits « sérieux » et ensuite, comme c’est mon cas, elle s’étend à toute la population. Il y a donc une volonté claire de l’État de ficher la population. »
Si le classement sans suite de l’affaire de « l’attroupement » est notifié aux cinq interpellés, Giorgos, n’en a pas pour autant fini avec la justice : il est poursuivi pour refus de prélèvement ADN et port d’arme de 6e catégorie (un Opinel qu’il dit utiliser le midi pour casser la croûte). Certains de ses soutiens affirment que les poursuites pour port d’arme – à l’appréciation des policiers et du procureur quand il s’agit de ce type de couteau [Selon l’article 2 du décret 95-589 du 6 mai 1995, est considérée comme une arme de 6e catégorie, « tous objets susceptibles de constituer une arme dangereuse pour la sécurité publique ». Ceci dit, le décret ne précise pas, par exemple, si une feuille de papier – avec laquelle il est facile de se couper – est une arme de 6e catégorie. Lire aussi : Le couteau Laguiole est-il une arme ?] – lui auraient été infligées du fait de son refus du prélèvement ADN. Difficile à établir. Les manifestants pourraient cependant retenir de cette partie de l’affaire qu’il est préférable de manifester – ou d’aller voir un match de foot, de se rendre en boîte de nuit, etc. – avec le minimum d’objets sur soit. Évidemment, quand la forme même de la manifestation, comme c’est parfois le cas, est un pique-nique, ça devient plus compliqué. Mais l’essentiel n’est néanmoins pas là.
« Convictions anarchistes »
Le 22 septembre 2011, Giorgos comparaît devant le tribunal correctionnel de Montpellier. Quelques heures plus tard, le jugement tombe : un mois avec sursis. La notification écrite de la décision est arrivée après un délai anormalement long, comme l’a raconté Montpellier journal. La patience a été récompensée : l’intérêt de sa lecture dépasse largement la simple question du fichage ADN (voir ci-dessous). On s’en doutait un peu après les déclarations de Clémence Olivier, l’assistante du procureur qui avait notamment lancé pendant son réquisitoire : « Le mise en cause refuse qu’on introduise ses empreintes génétiques dans un fichier par but politique parce qu’il a des convictions anarchistes. On peut donc penser que, à plusieurs occasions, il va participer à des manifestations, que peut-être il va y avoir de nouvelles dégradations. Le but est là. »
Me Jean-Jacques Gandini, l’avocat de Giorgos, après lecture de la décision commente : « C’est vraiment clair qu’ils l’ont coincé pour ce qu’il est plus que pour ce qu’il a fait. […] » La CNT et la CGA n’avaient d’ailleurs pas attendu les motivations du jugement pour, dans un communiqué diffusé quelques jours après le prononcé du jugement, s’insurger : « L’argumentation de la procureur suivie par la juge tient du délit d’opinion. »
« Un but légitime »
Une phrase du jugement peut d’ailleurs renvoyer à cette question : « Vu les circonstances de fait, le prélèvement et la conservation des empreintes visaient un but légitime, la détection et la prévention d’infractions pénales. » On ne saura pas précisément de quelles « circonstances de fait » il s’agit mais on peut néanmoins souligner par exemple que les juges considèrent comme acquis que Giorgos a admis « que certains membres du groupe avaient renversé des poubelles sur la chaussée ». Or, si ces propos figurent bien sur son PV d’audition, il ne l’a pas signé et il conteste avoir dit cela. Idem pour de prétendues « dégradations » commises dans les locaux de Pôle emploi dont on ne sait pas en quoi elles auraient consistées et par quoi elles ont été matérialisées.
Et surtout, on ne voit pas en quoi le prélèvement permet « la détection et la prévention d’infractions pénales » puisque l’affaire de la manifestation a été classée sans suite pour cause d’ « infraction insuffisamment caractérisée ». Ou alors, il faut suivre l’argumentation de la procureur : anarchiste égal forcément manifestations avec dégradations. L’article de loi correspondant à ce raisonnement n’est pas cité et on doute fortement qu’il n’existe…
« Violences volontaires »
Reste l’article 222-14-2 du Code pénal qui motive la décision des juges. Il stipule : « Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d’un an d’emprisonnement et de 15’000 € d’amende. » C’est cet article qui était avancé pour justifier le placement en garde à vue des cinq interpellés et le prélèvement ADN.
Mais a-t-on bien lu ? « La préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires. » C’est bien la préparation des violences qui est visée. Les auteurs de la proposition de loi consistant à pénaliser ce délit étaient pourtant très clairs : l’article 222-14-2 « permettra de sanctionner les membres qui, en connaissance de cause, appartiennent à un groupement ayant des visées violentes, avant même que cette bande ne commette un délit déjà prévu par le Code pénal. » De plus, la préparation des violences doit être caractérisée « par un ou plusieurs faits matériels ». Où sont ces faits matériels ? Mystère.
« Indices graves ou concordants » ?
Ce point est d’autant plus important que l’article 706-54 du Code de procédure pénale précise : « Les empreintes génétiques des personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elles aient commis l’une des infractions mentionnées à l’article 706-55 [dont le 222-14-2] sont également conservées dans ce fichier. » Bref, pour être fiché, il faut quand même qu’il « existe des indices graves ou concordants ». C’est d’ailleurs cette même expression que reprennent les juges pour justifier la pertinence du prélèvement. Mais où sont ces « indices graves ou concordants » ? Mystère.
Pour Me Gandini, « le but des tribunaux, et de manière plus générale de la politique pénale aujourd’hui, c’est de gonfler au maximum le fichier. Il y a de plus en plus de procédures où on poursuit des gens pour des faibles indices qui en fait s’avèrent infondés. Mais, entre temps, ça permet de réclamer l’ADN. Et donc pour un [Giorgos] qui va refuser – et qui aura un procès – combien font comme les quatre autres et sont fichés ? » Giorgos ayant fait appel, la condamnation n’est néanmoins pas définitive. Et si elle l’était, les motivations du jugement d’appel seront-elles les mêmes ?
Loi sur les « bandes »
Enfin, il faut savoir que l’article 222-14-2 vient de la fameuse loi sur les « bandes » [« Loi renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public ». Ce texte a été déposé après des événements dans un lycée de Gagny (Seine-Saint-Denis) le 10 mars 2009.] votées en mars 2010 et dont la proposition a été notamment présentée par les députés héraultais Élie Aboud et Jean-Pierre Grand (le maire villepiniste de Castelnau-le-Lez). Rappelons déjà que la pertinence de faire une loi pour s’attaquer aux bandes est contestée par des sociologues (6)[Lire par exemple L’épouvantail politique des « bandes de jeunes » (Morwan Mohammed, sociologue, chercheur au CNRS sur le blog de Laurent Mucchielli). Ou L’invention de la violence, Laurent Mucchielli, Fayard, octobre 2011, 340 pages, 20 €.]. De plus, dans l’exposé des motifs et lors des débats à l’Assemblée nationale, la question des manifestations n’a été que peu évoquée même si la répression des « casseurs » et des « black blocs » était citée.
Le député Daniel Goldberg (PS) prévenait néanmoins lors de la discussion générale de la loi par l’Assemblée le 24 juin 2009 : « Une lecture de la proposition de loi pourrait conduire à considérer comme potentiellement violents toute une partie de la jeunesse, les salariés en grève pour défendre leur outil de travail, les manifestants qui se mobilisent pour des libertés publiques ou les parents d’élèves rassemblés pour défendre l’école, en les assimilant, tous, à des regroupements potentiellement violents ! C’est, de facto, la dissuasion de tout mouvement social revendicatif et le retour des fameuses « classes laborieuses, classes dangereuses » ! » Prémonitoire ?
Rapport gouvernemental introuvable
Un document pourrait nous éclairer sur ce qu’il en a réellement été globalement. En effet, l’article 1er de la loi prévoyait : « Dans l’année suivant la publication de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport d’évaluation des dispositions de l’article 222-14-2 du code pénal. » Montpellier journal s’est donc adressé à l’Assemblée nationale pour se procurer se rapport. Qui nous a renvoyé vers le Secrétariat général du gouvernement. Dont le service documentation nous a répondu : « Les services du SGG n’ont pas ce rapport dans leur fonds. »
Sans pouvoir affirmer que ces interpellations poursuivaient un autre but que celui de réprimer d’éventuelles dégradations, voire l’intention de les commettre, on peut quand même citer, pour mémoire, le passionnant « récit » de David Dufresne. Dans Tarnac, magasin général [Calman-Lévy, février 2012, 488 pages, 20 €.], le journaliste revient sur l’affaire des personnes interpellées le 11 novembre 2008 en Corrèze dans le cadre de l’enquête sur les sabotages de caténaires sur des lignes SNCF. Et, il relate, page 103, un entretien de février 2009 avec Bruno Laffargue, le patron des Renseignements généraux à la préfecture de police de Paris. Il y est question du « ratage de son service » dans l’affaire. David Dufresne écrit : « La section « extrême gauche », forte d’une vingtaine d’hommes, n’avait rien vu venir. Du coup, dans les mois qui avaient suivi, ça raflait à tour de bras dans les queues de manifs. Après toutes les gardes à vue, le moindre contrôle d’identité, le moindre contrôle d’identité, les RG faisaient remonter toutes les fiches des interpellés. »
Puis le journaliste cite Bruno Laffargue qui lui déclare : « Vous comprenez, monsieur Dufresne, les manifs, ça nous permet d’alimenter nos archives. C’est essentiel pour nous de savoir qui a été arrêté quand, où, avec qui, dans quel contexte. Ça nous permet de dessiner une cartographie des groupes, des tendances… » Qui en douterait ?
Jacques-Olivier Teyssier – Montpellier journal, 18 mars 2012.