La clé plutôt que la chaîne

À Luca Abbà, plongé dans le coma depuis le lundi 27 février 2012, après avoir chuté d’un pylône en haut duquel il s’était réfugié alors qu’il était poursuivi par les flics sur ordre direct du ministre de l’Intérieur italien qui intimait la reprise du chalet collectif La Baïta appartenant au mouvement d’opposition No Tav.

LA CLÉ PLUTÔT QUE LA CHAÎNE

Depuis Fukushima, le but morbide et explicite de la mafia nucléariste est de convaincre chacun que ce monde tel qu’il va ne peut plus aller sans le nucléaire. Les pronucléaires et les anti-nucléaires devraient s’en accommoder, comme l’imposent les mégalomanes criminels qui, au nom du principe de leur réalité, considèrent que l’humanité peut bien s’adapter à des accidents répétés de centrales [Ainsi, Jean-Marc Jancovici, membre de la « Commission de veille écologique » de la Fondation Nicolas Hulot, a récemment déclaré : « Du point de vue des écosystèmes, et ce n’est pas du tout de l’ironie, un accident de centrale est une excellente nouvelle, car cela crée instantanément une réserve naturelle parfaite ! La vie sauvage ne s’est jamais aussi bien portée dans les environs de Tchernobyl que depuis que les hommes ont été évacués… » (Enerpresse, 20 février 2012).]. Les cauchemars en cours n’ont pour effet dans les crânes d’œuf des nucléocrates négationnistes que de générer des théorèmes ubuesques où la probabilité prévaut aux décisions même lorsqu’elle est supérieure à 1. Ce ne sont pas quelques antinucléaires du « Réseau pour sortir du nucléaire » rejoints par l’appareil politique des Verts exhibant leur chaîne le long d’une faille sismique, serait-ce sur 1000 kilomètres Nord-Sud, qui auront la moindre incidence sur la catastrophe et les choix politiques qui en sont la cause. La mobilisation de Valognes en novembre 2011 nous paraît mériter une bien plus grande attention.

Ne taisons pas nos divergences

Au sein du collectif de valognes, une position idéologique a voulu prendre le pas sur le sens du « blocage » du train Castor à Valognes le 23 novembre 2011, cette tentative réussie d’action autonome. Dogmatiquement activiste, elle affirme que « la permanence des luttes de chapelles en France n’exprime que l’insuffisance pratique du mouvement ». (Appel au camp de Valognes en novembre 2011, septembre 2011) : elle recoupe celles des insurgés-qui-vont-arriver, qui considèrent avoir déjà gagné, du moins pratiquement : « Quelle que soit la virulence du déni, les nucléocrates le savent bien : en tant qu’industrie, le nucléaire n’a aucun avenir, hormis l’industrie de son démantèlement » (« Panique chez les nucléocrates », in Libération du 21 novembre 2011).

Une autre tendance, négation de la première, (« Notes sur Valognes et ses suites » in Pas de sushi l’État Geiger, n° 2, p 21-22), quant à elle, louvoie en assimilant la thèse de la défaite des nucléocrates à « l’illusion d’une prise de conscience généralisée comme il en fut jadis dans l’après-Tchernobyl ». Illusion qui aurait spéculé, déjà, sur la catastrophe nucléaire comme opportunité pour renverser ce monde. Si nous critiquons, nous aussi, cette thèse de la fin inéluctable du capitalisme par la catastrophe nucléaire, nous ne nous souvenons pas de la propagation d’une telle illusion dans les années qui ont suivi Tchernobyl [Au contraire : « Il serait, bien entendu, ridicule, aujourd’hui, d’espérer un « avenir sans nucléaire » comme certains écologistes le mendient de l’État. Le nucléaire est malheureusement là, et pour longtemps. Mais le pseudo-réalisme qui se fonde sur cette constatation pour admettre que le nucléaire continue à coloniser la planète est un raisonnement suicidaire », écrivait, en 1987, le Comité Irradiés de tous les pays, unissons-nous, dans sa Plateforme.]. Engager une activité désabusée sur la base des possibilités d’alors (notamment dans les luttes contre les projets de stockage de déchets nucléaires) et contribuer à fissurer le consensus qui régnait nous paraissait alors indispensable d’autant que le développement d’une conscience critique collective ne tombe jamais du ciel, fût-il cauchemardesque.

L’importance de la discussion réside dans le fait qu’il faut envisager la réalité du rapport de force dans la lutte contre le nucléaire.

Il ne s’agit pas d’éluder les contradictions, dont nous ne faisons pas table rase au motif d’un « mécanisme de division atavique [qui] nous dédouan[erait] certes de toute responsabilité, mais nous condamn[erait] à perpétuer les causes de notre faiblesse. » (Appel au camp de Valognes). Les contradictions ont la vie dure et leur refoulement sous la tente de l’unité ne nous empêchera jamais de considérer comme nuisance l’activité lobbyiste d’un Greenpeace ou comme confusionniste celle d’une association complice de l’industrie nucléaire comme l’ACRO.

Il est tout aussi faux et vain d’écrire, comme les uns, que le nucléaire est à « l’amorce de sa fin » (« Panique chez les nucléocrates ») sans envisager toute l’infrastructure sur laquelle il s’appuie et qui, elle, n’est pas véritablement mise à mal, que de prétendre, comme les autres, que le nucléaire continue comme avant, sans tenir compte des raisons pour lesquelles certains États ont décidé de mettre un bémol. Oublions les indignés du nucléaire qui, eux, se contenteront d’un capitalisme sans nucléaire, sans même se demander si c’est possible. Les Notes sur Valognes et ses suites se sont fait l’écho de différentes positions extérieures au collectif qui se fondaient sur la confusion entre l’action de Valognes et la stratégie formulée par les « appellistes ». Pourtant, à l’intérieur du collectif, « les approximations de la tribune de Libération sur la prétendue agonie finale de la mafia nucléaire » (Valognes et après…, par Un de ceux de Valognes), étaient sources de dissensions.

La perturbation de Fukushima

Quel autre monde une arme de guerre, arrachée à la connaissance, devenue moteur industriel mondial pouvait-elle promettre sinon celui d’une survie réduite aux contraintes sécuritaires ? L’abondance des matières radioactives utilisables militairement et la diffusion de ces technologies sont telles aujourd’hui qu’elles ne déterminent plus les choix du nucléaire civil, en dehors des pays isolés géopolitiquement, tels l’Iran ou la Corée du Nord.

Personne ne peut plus nier que Fukushima, à la suite de Tchernobyl, peut entraîner un problème majeur pour le développement mondial de l’industrie nucléaire civile, car une telle catastrophe est aussi un démenti total des prétentions affichées précédemment par les nucléocrates. Du seul fait de son existence, la catastrophe de Fukushima contraint la caste nucléariste à poursuivre un travail de Sisyphe de « reconquête de l’opinion ».

Alors que cette caste est durablement engagée dans la poursuite de l’exploitation de l’énergie nucléaire, comme en France, où elle persiste avec une arrogance extrême à vouloir développer le nucléaire civil — quitte même à se servir de la catastrophe de Fukushima comme argument commercial —, elle peut aussi faire le dos rond et faire des promesses, comme en Italie ou en Allemagne.

Les pays émergents ne peuvent pas tous être pareillement ni aveuglément pronucléaires. Certains basaient leur production d’électricité sur des projets colossaux de développement de la filière nucléaire. Ainsi, l’Inde a pratiquement suspendu l’ensemble de son programme, dont la mise en chantier de 4 EPR, sous la pression des populations, après avoir prévu de multiplier par 14 son potentiel en vingt-cinq ans. Dans un autre sens, la Chine possède 14 réacteurs, en prévoit 25 nouveaux, dont 2 EPR, d’ici 2020. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils peuvent sans contradictions sacrifier leur population. Ainsi les autorités du district de Wangjiang s’opposent-elles à celles, voisines, de Pengze où se construit un nouveau réacteur, un AP1000, dernier-né de la technologie américaine, sur une faille sismique en activité. Comme partout, un journal, en l’occurrence Xinjing Bao, promeut la transparence.

Aux États-Unis, l’administration Obama veut relancer l’implantation de centrales. Pour la première fois depuis 1978, la construction de deux nouveaux réacteurs, en Georgie, a obtenu l’agrément de la NRC (Nuclear Regulatory Commission), l’instance fédérale.

Quelles que soient les décisions de l’après-Fukushima, personne n’ignore plus désormais que l’humanité, tant qu’elle existera, devra se protéger de la radioactivité artificielle que cette société a diffusée partout en connaissance de cause.

L’utopie EPR

Nous avions décrit dans Du mensonge radioactif et de ses préposés quelques aspects de la « reconquête de l’opinion » que la catastrophe de Tchernobyl avait alors rendu nécessaire pour les nucléaristes français. Aujourd’hui, les mêmes ont conçu le thème de la « renaissance du nucléaire ». Avec Fukushima, forts de cette expérience de gestion de catastrophe globale, les communicants du pouvoir nucléariste, c’est-à-dire aussi ceux de l’État français, ont tout de suite attaqué en traitant d’« infâmes » les écolos qui se seraient servis du malheur des Japonais et, dans la foulée, ils ont essayé de placer l’EPR comme remède à tous ces maux. Ils ont fait de ces morts un argument sécuritaire.

L’arrogance de cette mafia se lit parfaitement dans l’histoire de la conception de l’EPR et dans son usage : le programme nucléaire français avait été fondé sur la filière à neutrons rapides, « le réacteur du futur ». Après la construction de Superphénix — le roi Soleil — et du centre de La Hague, la filière a dû être abandonnée, échec industriel monumental. Les 58 réacteurs en service construits sur la licence Westinghouse en l’attente du développement de la filière française ont finalement servi à produire le plutonium que La Hague recycle sous forme de MOX, alimentant lui-même les réacteurs qui ne sont pas adaptés à ce combustible. L’EPR est la quintessence du savoir-faire français : il peut consommer du MOX et il a intégré les nouvelles règles de sécurité définies depuis Tchernobyl. Il peut même supporter la chute d’un avion de ligne, enfin il devrait… (bien que cela ait été contredit par un document d’EDF de 2003 classé secret d’État). Mais ce type de réacteurs implique tellement d’exigences qu’il en devient inconstructible, sinon à prix prohibitif. D’ailleurs, sur les quelques dizaines de réacteurs dont la construction est prévue dans le monde, il n’y a que 4 EPR. Les deux premiers — Olkiluoto 3 en Finlande, vendu à perte, et Flamanville — ont vu, pour l’heure, leur temps de construction et leur prix doubler, et ils sont encore loin d’être achevés. Le cas des deux de Taishan, en Chine, semble faire exception, mais on sait bien que, si la Chine n’est pas en voie de désindustrialisation, elle peut bien ignorer ses autorités de sûreté.

Pendant ce temps, les Coréens et les Canadiens obtiennent des contrats pour la construction de futurs réacteurs : ils sont moins chers, souvent de plus faible puissance et leur construction demande moins de temps…

Le colosse aux pieds d’argile n’a pas de porte-monnaie

L’appareil de production des énergies n’a pas à être rentable immédiatement puisque l’énergie anime l’ensemble des industries. Le raisonnement économique dans le nucléaire doit donc être envisagé comme l’expression politique de choix étatiques. La rentabilité n’est pas primordiale pour ses gestionnaires mêmes. Les profits se réalisent bien en aval des investissements proprement énergétiques. Économiquement, l’État avance mais le capital gère quand ça roule, c’est-à-dire hors prise en compte de « caractéristiques propres (risques, règles de sûreté et de sécurité, lien avec les questions de défense…) » que précisait le rapport Roussely, ex-président d’EDF et sans contradiction vice-président du Crédit Suisse, en 2010. Socialement, surtout en cas d’incident ou d’accident, l’État gère (par exemple, au Japon où Tepco va être nationalisée), le capital fuit et les humains se démerdent avec ce qui leur reste de santé et d’environnement.

Le gestionnaire Roussely sait également de quoi il parle quand il écrit : « Le nucléaire est en effet probablement la seule activité économique dont l’avenir est largement déterminé par l’opinion publique. L’acceptation par le public et les acteurs institutionnels est une condition majeure pour le développement du civil nucléaire. » La gestion à laquelle ils se livrent n’est pas seulement économique et sociale, elle est aussi celle des consciences, la police de la pensée.

Les coûts du nucléaire sont incommensurables puisqu’il s’agit du seul investissement qui aura été lancé pour l’éternité. La Cour de comptes s’est pourtant essayée à présenter un chiffrage du coût de la filière nucléaire française. Selon elle, les caisses seraient vides et, de plus, il est trop tard pour opérer le renouvellement du parc de centrales. Le choix de prolonger la durée de vie des centrales françaises (ainsi que dans la plupart des pays disposant déjà d’un parc) a donc déjà été fait. Initialement prévues pour être renouvelées au bout de quarante ans, les centrales pourront continuer leur fonctionnement pour atteindre cinquante ou soixante ans (il n’y a aucune limite réglementaire). Il faudra donc payer les rénovations (moins coûteuses que le remplacement) qu’un autre rapport, celui de l’ASN, juge nécessaire. Les deux rapports précisent les données et les contraintes d’un problème que les acteurs du nucléaire ne manqueront pas de contourner.

L’inimaginable au pouvoir

« Il faut accepter de se préparer à des situations complètement inimaginables parce que ce qui nous menace le plus, ce n’est pas un accident “standard” […] Si un accident se produit, le moins invraisemblable est que ce soit un accident absolument extraordinaire, lié par exemple à des effets dominos avec d’autres installations voisines, des aléas naturels ou des actes de malveillance » (dépêche AFP du 6 mai 2011), disait Jacques Repussard, directeur général de l’IRSN. Ce qu’ils n’avaient pas daigné imaginer auparavant devient, lors d’une réunion du Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle (Codirpa), la base de leur analyse. Repussard fait porter la cause sur les circonstances. Mais ce ne fut pas le tsunami qui fut radioactif.

Bon an mal an, on s’aperçoit, au travers de leur avancée forcenée, que le seul avenir qu’ils nous proposent véritablement est la survie en milieu contaminé, comme on peut le voir autour de Tchernobyl et au Japon. Un monde dans lequel il devient normal qu’un pédiatre japonais, Shintaro Kikushi, soit assailli par le dilemme des parents hésitant à envoyer leurs enfants jouer au jardin d’enfants : « Du point de vue de la santé, je pense que le risque de ne pas jouer est supérieur à celui qui est lié aux radiations » (Asahi Shimbun, 2 février 2012).

Le vortex de Valognes

Aujourd’hui comme hier, il s’agit pour nous de saisir les possibilités de remettre publiquement en discussion l’exploitation du nucléaire. Mais n’étant pas des martyrs, nous ne nous enchaînerons pas en réseaux de citoyens. Nous n’offrirons pas le spectacle d’un enchaînement volontaire immobile reposant sur l’espoir sidérant que sa présence passive occasionnerait une prise de conscience généralisée. Nous savons trop bien comment les nucléocrates et les économistes considèrent l’humanité, ils la prennent en compte quitte à la faire disparaître. L’opération menée à Valognes ne s’est pas faite sans divergences. Leur apparition dans les discussions est un moment nécessaire pour que les individus ne voient pas leur lutte dénaturée et accaparée par toutes sortes de représentants ou d’arrivistes.

Mars 2012,
Association contre le nucléaire et son monde.

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