On connaît l’origine militaire d’internet et de l’informatique grand public, on sait moins que les chaînes hi-fi et les haut-parleurs de cinéma actuels doivent également beaucoup à la recherche militaire. Un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale livre quelques éléments de cette généalogie. Oui, ça fait belle lurette que l’industrie du divertissement porte à merveille le kaki.
Il était une fois Douglas Fairbanks Jr, acteur et producteur hollywoodien, et son ami Lord Louis Mountbatten, officier de la Royal Navy britannique. Au début des années 1940, le second parle au premier d’une « unité britannique secrète, basée dans un château écossais, qui faisait des expérimentations avec les effets sonores et diffusait des enregistrements de tanks, d’avions, de blindés et de voix de soldats derrière des écrans de fumée ou du brouillard. » Il lui dit aussi que « les Britanniques avaient déjà expérimenté des tactiques sonores dans le désert d’Afrique du Nord, en embauchant une société de production cinématographique égyptienne pour diffuser des effets sonores visant à désorienter les Italiens et les Allemands. » [Christoph Cox, « Edison’s Warriors » (Cabinet no. 13, printemps 2004)] Ni une ni deux, Fairbanks convainc la Marine états-unienne de l’utilité de la « guerre sonique ». Hilton Howell Railey, journaliste et expert ès-relations publiques, est chargé de monter une Station expérimentale de l’armée et de recruter dans les écoles d’art new-yorkaises et les studios d’Hollywood une armada d’artistes, comédiens, ingénieurs du son, graphistes, photographes et peintres. Pour former les troupes au camouflage sonore, le National Defense Research Council (NDRC, comité national de recherche sur la défense) approche Harvey Fletcher, directeur de la recherche acoustique aux Laboratoires Bell (communément appelés Bell Labs), ainsi que l’ingénieur du son Harold Burris-Meyer, alors conseiller auprès de la société Muzak pour l’aider à mettre au point un environnement sonore susceptible d’augmenter la productivité de ses ouvriers, mais également récent inventeur du système stéréophonique pour le Fantasia de Walt Disney, et qui s’était intéressé en 1938 à la production « d’hystéries collectives » chez les spectateurs au moyen du son [James Tobias, « Composing for the Media : Hanns Eisler and Rockefeller Foundation Projects in Film Music, Radio Listening, and Theatrical Sound Design » (2009), pp. 8, 66, 69].
En 1942, le NDRC lance officiellement le programme « Effets physiologiques et psychologiques sur les hommes en temps de guerre ». La Station expérimentale enregistre « toute activité militaire potentiellement utile pour monter un leurre » [Philip Gerard, Secret Soldiers : How a Troupe of American Artists, Designers, and Sonic Wizards Won World War II’s Battles of Deception against the Germans (Penguin, 2002), p. 111, cité dans Steve Goodman, Sonic Warfare – sound, affect and the ecology of fear (Massachusetts Institute of Technology, 2010), p. 214] — et même des aboiements de chiens, après que l’ingénieur en charge des enregistrements ait eu vent d’une superstition japonaise associant ce son à une mort imminente. Une attention extrême est apportée aux prises de son, Bell Labs fournissant non seulement le matériel, mais aussi des instructions pour la diffusion selon la géographie du lieu et selon la météo. Sur le terrain, au beau milieu d’un décor peint et de chars gonflables, des « voitures soniques » sont positionnées et déplacées en fonction du plan de la bataille virtuelle pour produire un « réalisme parfait en son surround » [Cox, ibid.]. L’« armée fantôme », tel que se qualifie alors le 23e régiment des troupes spéciales des États-Unis, met ainsi en scène, entre la Normandie et le Rhin, vingt-et-une batailles après le débarquement de juin 1944. Après la guerre, Railey veut poursuivre ses leurres sonores, mais l’armée coupe les financements, ferme définitivement la Station expérimentale en 1945, donne ordre aux soldats de ne pas parler de l’opération pendant au moins 50 ans, et se désintéresse durablement de la tactique : il faudra attendre 1988 et Bush père pour qu’un manuel de l’armée recommande la résurgence de cet « art perdu ». Les GIs emploieront notamment des leurres sonores lors de l’opération « Tempête du Désert » en 1991 en Irak, ou pendant le siège de Falloujah en 2004.
L’effort de développement fourni pour mettre au point ces sons virtuels aura un impact bien plus large que la désorientation temporaire des Allemands : Bell Labs affirmera ainsi que ces « dispositifs acoustiques militaires n’étaient pas simplement des copies ou des variantes à peine améliorées de ce qui existait à l’époque (…), mais plutôt des produits entièrement nouveaux », dont la fidélité acoustique « deviendra populaire dans la société civile après la guerre à travers les systèmes hi-fi stéréo et les moniteurs de studio. » [Goodman, op. cit., p. 43] Dès 1942, Burris-Meyer avait quant à lui affirmé que les moyens sonores militaires serviraient dans les cinémas après la guerre, et il s’y emploiera. Reste à tester ce que préconisait Burroughs dans Electronic Revolution : « l’usage dans les rues de cut-up sonores pré-enregistrés comme armes révolutionnaires ».
Juliette Volcler
Cette chronique est parue dans le numéro 4 de la version papier d’Article11 [Et elle a fait partie du travail préparatoire de l’essai Le Son comme arme, les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011)].