Sénégal : au rythme du slogan « Wade dégage ! »
De notre envoyé spécial au Sénégal
Une odeur pestilentielle se dégage d’une eau boueuse, noire, aux pieds de l’épicerie de Monsieur Bah à Camberène, village religieux des Layènes, une des confréries musulmanes du pays. Depuis deux semaines, les eaux usées ne se dirigent plus vers l’océan mais se déversent à ciel ouvert. « Regardez ça, c’est horrible », vitupère Monsieur Bah, charismatique dans son boubou bleu, obligé de fermer boutique après 11 heures du matin pour cause de montée des eaux. « Les ordures viennent de Dakar et atterrissent chez nous, menaçant la santé de nos enfants. »
Des bambins, amusés par le spectacle, jaugent la scène désolante et dangereuse avant de se faire alpaguer par Monsieur Bah : « Allez-vous-en », leur intime-t-il en wolof, langue nationale la plus parlée. « Les jeunes ont cassé il y a deux semaines l’émissaire, le canal des eaux usées, car ils en avaient assez de voir ces eaux non traitées partir à cent mètres à peine du rivage, et refluer ensuite vers chez nous, un lieu tenu pour sacré. Je sais que c’est contre-productif, mais c’est le signe de leur colère, pour attirer l’attention des autorités. »
En vain. L’histoire remonte à plus de dix ans avec la promesse de l’actuel ministre de l’intérieur de dévier l’émissaire hors du village. Sauf que pour des raisons techniques, Camberène est l’endroit « idéal » pour rejeter en mer ces eaux usées, en partie traitées. Un projet d’extension du canal à plus de 1500 m dans l’océan devait être financé par l’Union européenne. Mais faute d’accord et à cause des reports successifs du gouvernement, la délégation de l’UE a jeté l’éponge pour le moment et affecté les 12 milliards de francs CFA (18,5 millions d’euros) à d’autres projets.
Aujourd’hui, le village sablonneux et poussiéreux vit les pieds dans les égouts. « Cette situation est dramatique, relève le médecin-chef du centre de soins, le docteur Cheikh Sadibou Diop. Depuis le blocage du canal, les maladies respiratoires et dermatologiques ainsi que les cas de diarrhées sont en progression. Il est trop tôt pour dire s’il y a un lien de cause à effet, mais si ces eaux usées continuent d’inonder le village, on verra des cas de choléra, et à ce moment-là, il sera trop tard pour se réveiller. »
Plusieurs rapports commandés par une association de riverains dénoncent des taux excessifs en métaux lourds, et une pollution écologique quand les eaux se déversaient encore dans l’océan. Aujourd’hui, c’est au beau milieu du village que ces boues toxiques atterrissent, et menacent des milliers de personnes. « C’est une catastrophe, renchérit un des pharmaciens de Camberène dont l’officine est située en face du jet à forte pression qui sort de terre. En plus du danger sanitaire, on assiste à je-m’en-foutisme total des autorités. Personne n’est venu ici pour voir cette calamité. Ils sont tous préoccupés par la campagne présidentielle de dimanche. »
Un abandon du gouvernement confirmé par le médecin-chef. Plusieurs rapports ont été envoyés à l’Administration centrale. Là encore pas de réponse. « De toute façon, si les ministres viennent on va les accueillir avec des pierres », prévient Mamadou, 20 ans, lunettes de soleil chinoises, qui affirme avoir participé au blocage du canal. Et les pierres ont déjà plu.
Dimanche dernier, pour la première fois dans cette campagne électorale, Camberène, tout comme de nombreuses banlieues de Dakar, est entrée dans la contestation. Ce 19 février, des milliers de jeunes défient la police. Sur l’artère principale où se déversent les eaux de la discorde, des chants religieux sont scandés devant quelques dizaines de policiers et gendarmes anti-émeutes, restés médusés face à tant de détermination collective. Dans les rues adjacentes, des pneus brûlent, des barricades de fortune sont érigées. L’émeute prend forme. Une pierre, puis deux, et le déluge.
Les policiers font bloc, s’en prennent plein les casques sans bouger, enfin pendant un temps. Sonne alors la charge, à coups de gaz lacrymogènes, flashball, balles en caoutchouc et à blanc alors que l’appel à la prière retentit.
La traque s’organise ruelle par ruelle. Les affrontements dureront plusieurs heures. Une pierre à la main, un étudiant hurle sa rage. « On ne veut plus de lui, enrage Idrissa, diplômé en électronique au chômage. Il n’a rien fait pour nous. Regardez, on vit dans une merde noire. On ne s’en sort plus. La vie est tellement chère. Tout a augmenté. Le prix du sac de riz de 40 kilos a presque doublé en quelques années. Pareil pour l’huile, le sucre, le carburant. Sans parler de l’électricité. »
Leur presse (Mehdi Meddeb, Mediapart, 22 février 2012)