Extraits de l’avant-propos du livre de Natacha Filippi, Brûler les prisons de l’apartheid. Révoltes de prisonniers en Afrique du Sud, Syllepse, 2012
Tous les événements du récit qui suit sont reconstruits sur la base des archives de la prison de Pollsmoor, en Afrique du Sud, de documents d’organisations de résistance, de compte-rendus de procès, de la presse régionale et nationale ainsi que d’entretiens. Chaque action, chaque expérience précisément datée a donc réellement eu lieu. Les paroles de prisonniers, de gardes et de juges sont des extraits d’entretiens réalisés en février 2008 à la prison de Medium B, en mars 2010 à la prison pour femmes et à la prison de sécurité maximale de Pollsmoor, ainsi qu’en avril 2010 dans plusieurs lieux de la ville du Cap. Les lettres de prisonniers et les communiqués sont des documents d’archive. Ces recherches ont été effectuées dans le cadre d’un mémoire et d’une thèse. Seuls quelques lieux et mois ont été modifiés pour la cohérence du fil narratif. Elroy est un personnage fictif, bien que tout ce qui lui arrive soit inspiré de faits réels et de rencontres avec des prisonniers et ex-prisonniers de Pollsmoor. La forme narrative de cet essai, entrecoupée de « voix directes », n’est pas seulement due à une volonté de rompre avec le style académique pour rendre ces informations accessibles. Elle vise également à mettre en valeur l’importance des trajectoires personnelles dans les événements historiques. Les prisonniers, trop souvent présentés comme de simples objets dénués de toute volonté, reprennent ainsi leur place d’acteurs, de sujets de l’histoire.
Dans ce livre, les termes « race » et « racial » sont utilisés pour refléter les constructions et les structures sociales qui résultent de la colonisation et du régime d’apartheid en Afrique du Sud. La loi sur le recensement de la population (Population Registration Act) de 1950 instituait quatre catégories raciales : les « Blancs », les « Noirs », les « Coloureds » et les « Asiatiques ». Officiellement, les « Noirs » étaient également appelés les « Africains » ou les « non-Européens ». Dans ce texte, par simplicité, le terme « Noir » sera utilisé dans un sens générique pour qualifier tous les Sud-Africains discriminés par les lois de l’apartheid. Le terme « non-Blanc » ne sera employé que pour refléter le discours de l’apartheid, dans la mesure où il reprend le Blanc comme référentiel premier. Les différentes catégories raciales comme « Coloureds » ou « Asiatiques » ne seront précisées que lorsque cette distinction sera nécessaire. « Coloured » est une catégorie raciale extrêmement controversée, qui désigne les descendants du métissage, aux débuts de la colonisation, entre les Européens, les esclaves en provenance de Malaisie, les Khoisans – les premiers habitants de l’Afrique du Sud – et les « Noirs ». Pour le gouvernement d’apartheid, les « Coloureds » représentaient plus simplement tout individu qui ne pouvait être classé ni comme « Blanc », ni comme « Noir », ni comme « Asiatique ». Les Coloureds sont majoritairement présents dans les régions du Cap-Ouest et du Cap-Nord. Ils parlent afrikaans, une langue dérivée du néerlandais, d’abord utilisée par les colons puis institutionnalisée comme langue officielle au début de l’apartheid. Elle fait désormais partie des onze langues officielles de l’Afrique du Sud.
Les Coloureds sont majoritairement présents dans les régions du Cap-Ouest et du Cap-Nord. Ils parlent afrikaans, une langue dérivée du néerlandais, d’abord utilisée par les colons puis institutionnalisée comme langue officielle au début de l’apartheid. Elle fait désormais partie des onze langues officielles de l’Afrique du Sud.
La première fois que j’ai noué des liens avec des détenus de la prison de Pollsmoor, en 2005, ils m’ont d’abord demandé s’il y avait aussi des prisons en France, puis si les détenus devaient également porter un niforme, et enfin, si en France aussi, les prisonniers se révoltaient et faisaient brûler les prisons. Lorsque j’ai dû partir pour revenir en France, ils m’ont demandé que je libère leurs voix de prison et que je rapporte en Europe l’histoire de leur lutte et de leur survie.
C’est ce que j’ai tenté de faire dans ce livre.
[…]
En étudiant les révoltes carcérales de 1994 à partir de Pollsmoor, il est possible d’analyser la prison dans ses manifestations concrètes comme dans sa portée symbolique, car au moment des révoltes se cristallisent de nombreuses logiques habituellement plus difficiles à observer. L’objectif est de déchiffrer sous le désordre apparent de la mutinerie, le sens inventé et ressenti sur le moment par les acteurs. Tout en restant au plus près des gestes et des revendications des révoltés, il est possible de relater ces événements à la lumière des diverses conceptions de la population sud-africaine de l’époque. En cherchant à comprendre pour quelles raisons et grâce à quels moyens des détenus aussi divers que ceux de Pollsmoor ont tenté de mettre un terme à leur rejet de la société au moment même où celle-ci s’engageait dans un processus de reconstruction, la question de savoir pourquoi les sociétés jugent nécessaire d’enfermer ceux qu’elles n’arrivent pas à contrôler émerge à nouveau. Essayer d’y répondre en examinant les révoltes carcérales sud-africaines de 1994, en particulier à Pollsmoor, c’est également découvrir les moyens à notre portée pour modifier radicalement cette configuration qui se proclame en état de fait. Ce livre cherche à répondre à ce défi. Plus simplement, l’objet de ce livre est de briser le silence qui a enseveli les paroles des révoltés enfermés.