Un manifestant a été tué lundi 6 février au cours de la cinquième journée consécutive d’affrontements entre policiers et manifestants au Caire, en Égypte, où des militants ont appelé à la désobéissance civile.
La mort du manifestant à l’aube, rapportée par le ministère de la santé, porte à 13 le nombre de morts depuis le début jeudi des violences (…)
Leur presse (LeMonde.fr, 6 février 2012)
Le Caire : Le massacre continue !
Nouvelle offensive de la police aujourd’hui au Caire. Profitant d’une accalmie dans les affrontements, et du moindre nombre de manifestant-es, en journée, celle-ci en a profité pour nettoyer les rues menant au Ministère de l’Intérieur, à coup de bulldozers et camions-bennes s’il vous plait !, et ériger de nouveaux murs dans toutes les rues adjacentes. Le Ministère est désormais entouré par un mur, gardé par des chars, des camions blindés et des escadrons de force anti-émeutes. Ce redéploiement a également entraîné un changement de configuration, puisqu’en début de soirée, ce n’était plus la rue Mansour, désormais murée au milieu, mais la rue Mohammed Mahmoud, sa perpendiculaire débouchant directement sur la place Tahrir, où se concentraient les affrontements.
Enfin, pas longtemps, puisque la police n’a pas hesité à charger, en lançant à plusieurs reprises dans la soirée ses véhicules blindés, avec des personnes sur les toits tirant à balles réelles, sur la foule. Mouvements de panique donc, devant ces véhicules qui font des allers-retours place Falaky, une plus fréquentées du centre-ville, en tirant dans toutes les directions et en fonçant à toute allure !!
Dans la même journée, pour accréditer la théorie du « complot extérieur visant à déstabiliser le pays » ressortie à chaque mouvement de protestation, le Conseil Suprême des Forces Armées a annoncé que 44 personnes allaient passer en procès, à la suite de la vague de perquisitions dans des ONG fin décembre, pour « installation et financements illégaux d’ONG sur le territoire égyptien »…
D’un autre côté, pour essayer de donner un peu des gages aux manifestant-es, le tant décrié Ministre de l’Intérieur Mohammad Ibrahim a annoncé que l’hôpital de la prison de Torah se préparait à (éventuellement) accueillir Moubarak, jusqu’à présent détenu dans un hôpital militaire. Ce transfert pourrait se faire dans les deux mois, « s’il est ordonné par le tribunal ou le procureur général ».
Mais bon, c’est certainement pas ça qui va faire passer la pression, d’autant que la répression aujourd’hui a frappé particulièrement fort : des médecins des hôpitaux de campagne raflé-es et détenu-es plusieurs heures, dont l’un au moins est mort dans la soirée, de nombreuses personnes blessées, traumatisées, sûrement plusieurs morts. La télévison officielle annonçait d’ores et déjà à 23h que 56 personnes avaient été présentées devant le procureur, ce qui en implique certainement beaucoup plus tabassées, disparues, ou emprisonnées sans passer par cette case…
Ce soir, des flics en civil semblaient également quadriller tout le secteur de Abdeen, quartier proche des lieux des affrontements, en arrêtant toute personne qui ressemblait à un-e manifestant-e…
Il est difficile de prévoir comment les choses vont évoluer. Ni l’armée ni les Frères musulmans ne semblent vouloir reculer, et si le nombre de manifestant-es s’affaiblit, cela ne veut pas dire que les gen-tes sont pour autant satisfait-es. L’appel à la grève générale du 11 février commence à circuler largement, l’occupation de la place Tahrir continue, de même que les manifestations dans d’autres villes, mais on a l’impression que la stratégie utilisée il y a un an contre Moubarak pourrait bien ne pas prendre cette fois-ci.
Souhaitons que les Égyptien-nes arrivent malgré tout à se débarasser du régime qui continue, un an après le déclenchement de la Révolution, à les opprimer !
Indymedia Paris, 5 février 2012.
Place Tahrir, la galerie de la révolution
C’est l’histoire d’un obélisque bancal. Mercredi 25 janvier, avant le drame de Port-Saïd, les médias du monde entier braqués sur la place Tahrir, qui célébrait avec frénésie l’anniversaire de la révolution égyptienne, ont assisté à l’arrivée d’un monument inattendu. Un « rayon de soleil figé » en bois de 40 mètres de haut, sur lequel étaient peints, dans des cartouches à l’antique, les noms du millier de martyrs tombés sous les coups de la police et de l’armée depuis un an. Un cadeau-surprise réalisé et offert par Les Jeunes de Maspéro, un groupe d’activistes formé à l’origine pour défendre les droits des chrétiens d’Égypte et devenu, depuis quelques mois, l’un des chefs de file de l’opposition aux militaires.
Léger et rapide, porté à bout de bras par les manifestants, l’obélisque s’est frayé un chemin facile sous les applaudissements de la foule enthousiaste. Les caméras zoomaient, les journalistes se rengorgeaient : la place Tahrir aurait son monument aux morts. La référence pharaonique faisait l’unanimité, même auprès des islamistes. Sobre, consensuel, suggestif, l’obélisque reste une valeur sûre dans les moments polémiques.
C’est alors que l’échelle est arrivée. Mais elle était trop courte, ou l’obélisque trop haut. Malgré les efforts désespérés des révolutionnaires, il a fallu remporter le monument, qui tanguait dangereusement. Avec pudeur, les caméras de télévision ont détourné leurs objectifs sans insister, la nuit est tombée sur la place, les révolutionnaires ont parlé d’autre chose et l’obélisque a disparu.
« Bon débarras ! C’est d’un kitsch ! », se réjouissaient déjà les commentateurs acerbes de l’art révolutionnaire, agacés par la naïveté des cartouches à l’antique. Mais déjà une chandelle lumineuse de dimensions plus modestes sur laquelle les noms des martyrs étaient écrits en caractères hiéroglyphiques brillait de tous ses feux au milieu de la place.
N’en déplaise aux esthètes agacés par les assauts désordonnés de créativité révolutionnaire, la place Tahrir est devenue l’épicentre d’une Égypte en pleine révolution culturelle, où artistes et activistes rivalisent de créativité afin de renouveler en profondeur les pratiques politiques.
Les manifestations, dont la préparation implique de nombreux artistes, sont en passe de devenir un véritable art de rue. Elles obéissent à des codes et à des traditions établies, au rang desquels de célèbres « crieurs », portés sur les épaules de leurs camarades, testent leurs dernières rimes devant un public impitoyable qui fait et défait les réputations. Après être allé contempler une installation lumineuse qui projette le mot « Révolution » sur les fenêtres du ministère des affaires étrangères, on pourra ainsi reprendre en cœur « Tantawi ! Pourquoi ? Pourquoi ?/ Tu parles arabe ou quoi ? ! », ou encore, avec le Front égyptien de la créativité, qui est de toutes les manifestations : « Créativité, liberté, justice sociale ! »
Les artistes contribuent à transformer les alentours de la place Tahrir en musée révolutionnaire à ciel ouvert, où de nombreuses mises en scène s’apparentent à de véritables installations artistico-politiques. Prenez par exemple le mur érigé par l’armée dans la rue Mohammed-Mahmoud, où des affrontements entre forces de l’ordre et révolutionnaires ont fait plus de quarante morts au mois de novembre 2011. Entre les énormes blocs de béton recouverts de graffitis plus drôles et spirituels les uns que les autres, la jeunesse du Caire vient désormais se faire prendre en photo devant une petite souricière dans laquelle on peut se glisser, et sur laquelle des esprits malins ont apposé une flèche indiquant le passage. Au-dessus, on peut lire « La Brèche », du nom d’une célèbre faille réalisée par l’armée israélienne dans les rangs de l’armée égyptienne au cours de la guerre du Kippour.
Quelle forme donner au discours révolutionnaire dans un environnement médiatique saturé de propagande audiovisuelle et où près de la moitié de la population est analphabète ? Comment canaliser et organiser de manière démocratique l’énergie révolutionnaire qui déborde de la Toile et des réseaux sociaux, mais qui est quasiment absente des bancs du nouveau Parlement ?
Les nouvelles technologies jouent un rôle incontournable dans l’invention de nouveaux modes de communication et d’action politique. Les créateurs de la campagne « Kaziboun » (« Menteurs »), montée par des activistes pour dénoncer les crimes commis par l’armée, ont imaginé une série de projections en plein air de vidéos prouvant les crimes des militaires. Sur de modestes coins de murs lépreux, dans les quartiers chics ou défavorisés, ils arrivent par surprise avec un projecteur, installent à la va-vite une toile de fortune et attirent les foules les plus bigarrées avec lesquelles s’engagent des dialogues brûlants, au cours desquels les certitudes vacillent. Puis ils remballent vite leur matériel avant que la police n’arrive.
Autour de la place Tahrir se tiennent régulièrement des « tweets clubs ». Des activistes s’y réunissent, parfois en pleine rue, autour d’une toile. Assis par terre, leur téléphone ou leur ordinateur portable sur les genoux, ils envoient de courts messages, projetés sur un écran géant, à quelques intervenants assis sur des sièges. Se noue alors un dialogue complexe dont le but est de permettre à chacun de s’exprimer et à tous de répondre dans un temps limité. Pour applaudir, on agite haut la main en silence.
Leur presse (Claire Talon, LeMonde.fr, 4 février 2012)