Air France expulse… sans résistance
Nicanor Haon, coordinateur du projet Boats 4 People, témoigne de l’expulsion à laquelle il a assisté le mercredi 18 janvier, dans un vol Paris-Tunis, et de son impuissance à l’empêcher.
Mercredi 18 janvier, 7h05. J’embarque sur le vol Air France 2184 pour Tunis, au terminal 2F de l’aéroport Charles-De-Gaulle. Quatre personnes de la police aux frontières, accompagnées d’un agent d’une autre direction de la police nationale, gardent la porte de l’avion. L’un d’eux nous filme avec une camera fixée à son épaule.
Je prends place au fond de l’avion. Sur la dernière rangée, deux policiers en civil à forte carrure serrent un jeune homme d’une vingtaine d’années. Au milieu de l’allée, un homme en uniforme de l’équipage Air France croise les bras, immobile face au jeune qui tente de se débattre et crie : « Je m’en fous je resterai pas ici, j’ai avalé deux lames de rasoir, je m’en fous je vais crever je sortirai pas vivant de cet avion !! » Les policiers se resserrent contre lui quelques secondes puis le jeune se remet à crier : « J’ai avalé deux lames monsieur !! »
Quelques passagers se retournent un instant puis retournent à leur téléphone portable ou leur journal. Nous sommes en milieu de semaine, l’avion est rempli au tiers, dont la majorité des passagers à l’avant. Le choix de ce vol par la police n’est sûrement pas un hasard.
Ce jeune n’a sûrement rien fait d’autre que de se trouver en France sans papiers, et j’essaye d’attirer l’attention des personnes assises autour de moi sur cette situation, et sur le fait qu’il semble avoir tenté de mettre fin à ses jours. À ce moment-là, quelqu’un commence à dire assez fort : « Les expulsions c’est tout à fait normal monsieur, il y a des règles, si les gens sont illégaux et bien on les renvoie, sinon c’est l’anarchie !!! Ici c’est une démocratie je vous signale ! » Je me demande quelle conception de la démocratie peut avoir quelqu’un qui justifie l’enfermement et le déplacement forcé de personnes pour faute administrative ainsi que l’indifférence face à des situations d’une telle violence.
Je me lève et commence à aller parler aux gens un peu plus loin. Plusieurs me répondent qu’il y a maintenant des renvois sur presque tous les vols et que la situation est devenue banale. Je me dirige alors vers l’avant de l’appareil, et annonce à tout le monde que je vais aller parler au commandant de bord, car l’avion est en train de transporter quelqu’un qui est expulsé vers la Tunisie, entravé par des policiers français, et qui ne cesse de crier. Certains me regardent d’un air blasé, l’un se lève presque, mais pour me dire « vous savez, on n’y peut rien de toute façon… » Au fond de l’avion, on entend le jeune qui continue de crier…
Le commandant accepte de me voir et m’attire dans un coin pour me dire qu’il ne fera rien tant que la sécurité des personnes n’est pas menacée. Je lui demande, un peu hors de moi, s’il n’y a « pas assez de bordel ». Il me répond agacé : « oui ». Je retourne donc dans la cabine et ne trouve d’autre chose à faire que de me joindre aux cris du jeune, entrecoupés par les policiers qui tentent de le faire taire. Mon téléphone n’a ni crédit ni batterie, je ne peux appeler personne. Mes nerfs commencent à lâcher mais je continue de crier, au milieu de l’allée, qu’Air France est responsable de cette situation scandaleuse et inhumaine. L’équipage, qui garde le sourire depuis le début, me dit qu’il faut me calmer, qu’il n’y a aucun problème et que si je suis choqué, ils acceptent de me changer de siège pour me mettre à l’avant de l’avion. Je l’ignore, mais le personnel est simplement en train de répondre à l’argumentaire selon lequel la compagnie ne respecte pas, en termes de confort, son contrat avec le client qui a payé pour voyager dans un avion de passagers et non un fourgon cellulaire volant [À ce propos, lire la première partie du guide du Réseau Éducation Sans Frontières, notamment la page 31]. Dépassé par plusieurs échanges au cours desquels on me répond avec le même type d’argument commercial, je finis, hors de moi, par aller prendre mes bagages en disant que je refuse voyager avec une compagnie qui expulse des personnes. On me fait descendre de l’avion, et on m’indique la sortie de la zone internationale. J’ai un fort sentiment d’impuissance.
En sortant de la zone internationale, je me rappelle avec stupeur qu’en quittant l’avion, j’ai oublié mon sac à dos sous mon siège. Je croise par hasard, au même instant, l’hôtesse qui a enregistré mes bagages de soute, à qui j’explique, épuisé, mon oubli. Elle appelle dans la précipitation la porte d’embarquement pour signaler à l’avion de revenir car, dit-elle, c’est une question de sécurité et l’avion est obligé de retourner au terminal pour débarquer le sac. Or, l’avion est sur la piste et allait décoller. C’est la panique, les deux employées sur place courent de la porte au comptoir, passent des coups de téléphone. L’une m’explique avec calme mais fermeté que cette opération est en train de coûter plusieurs milliers d’euros à la compagnie. J’imagine une situation dans laquelle une telle perte financière se produirait à chaque fois qu’un avion sert pour une expulsion. Cela en sus d’une petite heure de retard.
Il est huit heures et quart, l’avion finit par revenir à une autre porte, l’hôtesse m’accompagne jusqu’à l’appareil en me mettant en garde contre la colère du commandant de bord. Je le vois d’ailleurs sortir du cockpit et se diriger vers la porte d’un air furieux, mais devant lui un autre membre de l’équipage me rend mon sac et la porte est aussitôt refermée par le personnel technique. L’hôtesse me dirige une nouvelle fois vers la sortie. Lorsque je lui signale que l’on ne connaît rien du sort des étrangers renvoyés en Tunisie, elle me répond: « Oui, je sais, nous renvoyons aussi des personnes dans des pays où ils risquent la peine de mort », tout en gardant le même visage stoïque.
Phénomène étrange, je dois repasser le contrôle des passeports comme si j’arrivais en France. Au niveau des guichets, une dizaines d’hommes dorment à même le sol, en marge des files d’attente et près de la porte d’un bureau de police. Des personnes sûrement en procédure pour être conduites en zone d’attente [La zone d’attente est un lieu d’enfermement où sont conduites les personnes à qui l’entrée en France est refusée. Pour plus d’informations voir le site de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers.]. Je reprends doucement mon souffle et commence à me dire que, hormis une heure de retard et quelques milliers d’euros, je n’aurais pas eu grand impact sur le départ de ce vol d’expulsion. Le jeune au fond de l’avion sera remis aux autorités tunisiennes. Comme combien d’autres et dans quelles conditions ? Impossible de le savoir.
À ce jour, le gouvernement tunisien ne donne aucune information concernant les personnes expulsées vers son territoire depuis la France ou d’autres pays. Cela, qu’il s’agisse de Tunisiens ou de personnes d’autres nationalités. De plus, aucune organisation de la société tunisienne n’a accès aux lieux d’enfermement des étrangers ni aux données les concernant.
De mon côté, il semble que j’ai eu de la chance de ne pas être mis en garde à vue. Le délit d’« entrave à la circulation d’un aéronef », pour lequel ont été poursuives de nombreuses personnes qui se sont montrées solidaires de personnes expulsées, prévoit un emprisonnement de cinq ans et une amende de 18’000 euros. Il semble qu’Air France ait gardé dans mon dossier de réservation un résumé des raisons pour lesquelles j’ai demandé à être débarqué de ce vol. Par ailleurs, le fait que la police aux frontières filme l’ensemble des passagers à l’entrée des avions qui transportent des expulsés n’annonce rien de rassurant.
Leur presse (Les invités de Mediapart), 25 janvier 2012.
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