Plusieurs milliers de personnes, des stands d’associations diverses, du pop-corn, un concert, plusieurs défilés et prises de parole des partis politiques… Pour un peu, on se croirait à la Fête de l’Huma. Nous sommes pourtant avenue Bourguiba, en plein centre-ville de Tunis, totalement métamorphosée un an jour pour jour après la chute de Ben Ali. Très tôt, ce 14 janvier 2012, plusieurs centaines de partisans du parti musulman conservateur Ennahda, hier banni, qui tient aujourd’hui les rênes du pays, sont venus installer leur sono et occuper les marches du théâtre de l’avenue. Chants, slogans révolutionnaires… Ils y resteront postés toute la journée. À côté d’eux, comme seuls au monde, une cinquantaine de militants du parti islamique Hezb-e-tahrir brandissent leurs drapeaux noir et blanc, hurlent plusieurs versets du coran. Des passants les toisent, certains les filment. Les militants du Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT) les sifflent gentiment : « Regardez, ils n’ont même pas le drapeau tunisien avec eux… » À 15 heures, quand le bruit des premiers feux d’artifice se fait entendre, les enfants sont aux anges, et la petite fête d’anniversaire déjà réussie.
L’avenir de la Tunisie ne se joue pourtant pas ici, mais au cœur des régions qui ont porté cette révolution, bien loin de la douce euphorie tunisoise, et qui ne voient toujours rien venir… (…)
À Redeyef, on ne fête pas le 14 janvier, car tous ici savent que « la révolution n’est pas encore achevée », pour reprendre les termes d’Abid. Les habitants honorent simplement le martyr originaire de Redeyef, tué le 13 janvier 2011 à Hammamet, au cap Bon. Sur la colonne qui orne l’unique rond-point de la ville, son portrait a déjà été ajouté aux trois autres, tués en 2008. La principale fête a eu lieu les 5 et 6 janvier, pour marquer l’anniversaire du soulèvement d’il y a quatre ans…
Leur presse (Pierre Puchot, Mediapart, 15 janvier 2012)
(…) le 5 janvier 2012, au local de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens à Redeyef, la commémoration du soulèvement de 2008 résonne encore dans le contexte actuel. Devant une foule attentive, Adnene Hajji, porte parole du mouvement du bassin minier à Redeyef, prononce son discours.
« Pas question de négliger un seul point de nos revendications légitimes ! Le nouveau gouvernement n’a plus le choix ! Il doit nous écouter ! Peuple de Redeyef ! Vous qui avez fait les premiers pas de cette révolution tunisienne ! Il est temps que vous récoltiez les fruits de ces années sèches, rudes et tristes de pauvreté et de souffrance ! » Des applaudissements jaillissent de toute part, accompagnés par le célèbre slogan « Fidèles ! Fidèles au sang des martyrs ! ».
Peu de temps après, deux voitures luxueuses arrivent. C’est le nouveau ministre des affaires sociales, Khalil Zaouia, qui vient pour sa première visite en tant que ministre à Redeyef. Sans protocole, ni garde du corps, le ministre prend le même micro que Adnen Hajji et s’adresse au public. « Nous allons trouver des solutions rapides et efficaces à tous les problèmes de Redeyef… Du chômage, à l’éducation passant par la santé… nous allons constituer un comité permanent qui va étudier les dossiers… » explique le ministre en rappelant qu’il était parmi les premiers membres du comité de soutien des militants du bassin minier en 2008.
Avant de rentrer, Khalil Zaouia s’est entretenu avec Adnen Hajji et un représentant de la CPG, au cours d’une réunion de travail pour discuter la possibilité d’arrêter le sit-in des chômeurs de Redeyef qui a duré plus de six mois dans les locaux de la Compagnie des Phosphates. « Il est venu pour ça ! Pour nous persuader qu’il faut arrêter le sit-in, ni plus ni moins … et en contre partie ? Que des promesses !! Y en a marre des promesses !! » nous confie, Omar Maghzaoui, l’un des jeunes sit-inneurs en sortant des locaux de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens où se déroulait la réunion à huit clos avec le ministre.
Omar a 23 ans. Il est fils d’un ancien minier retraité qui touche 120 dinars (60 euros) par mois. Malgré son diplôme de technicien supérieur en maintenance industrielle et son statut de fils d’un minier retraité (qui selon le règlement interne de la CPG, favorise l’embauche), Omar n’a pas réussi à intégrer la compagnie. « Nous avons tout essayé. Nous avons envoyé des fax tous les jours à la CPG. Nous avons essayé de rencontrer le gouverneur, puis le délégué de l’État, puis même la police… personne n’a voulu nous écouter… le syndicat à travers Adnen Hajji a essayé de négocier avec la compagnie… mais sans résultat. Nous n’avions plus aucun ressort et c’est pour cette raison que nous avons entamé le sit-in… » explique Omar très en colère du ministre des affaires sociales qui, d’après lui, n’a pas voulu parler avec lui et les jeunes du sit-in.
Dans les rues sèches et poussiéreuses de Redeyef, la rumeur a commencé à circuler : « le ministre a convaincu Adnen d’arrêter le sit-in… ». Même les journalistes ont relayé l’information avant de vérifier. Après deux jours, la réponse est claire, le sit-in paralyse l’activité de la ville, mieux vaut trouver une alternative : « nous n’allons pas arrêter le sit-in. C’est juste une suspension d’un mois. Nous voulons adresser par cette suspension un message au gouvernement et au peuple tunisien : nous voulons bien croire aux promesses et nous voulons tourner la page… maintenant c’est aux responsables de la CPG et au gouvernement de jouer… » explique Adnen.
C’est ainsi que les sit-inneurs ont décidé de donner une chance au nouveau gouvernement pour trouver des solutions et répondre aux demandes qui ne datent pas du 14 janvier mais d’au moins quelques dizaines d’années. En réalité, les chômeurs en sit-in portent avec eux des demandes qui concernent toute la région du bassin minier comme la régularisation de la situation des retraités prématurés qui attendent une indemnisation depuis des années. Ou comme le dédommagement des familles des martyrs et blessés de 2008 et de 2011 (d’après les militants de Redeyef, la Compagnie des Phosphates est impliquée dans le payement des policiers qui ont tiré sur les foules lors des manifestations). D’autres éléments témoignent d’une crise qui s’étend avec le financement du développement de la région qui souffre d’un manque flagrant d’infrastructures pour l’éducation, la santé, la culture, le sport et le loisir … sans oublier les victimes des accidents de travail abandonnées aussi à leur sort. La ville compte 62% de chômeurs diplômés, une école et une salle de fête pour environ 27’000 habitants.
Devant ces revendications, la Compagnie des Phosphates garde ses portes fermées devant toute négociation depuis plusieurs mois. (…)
Ce blocage semble aussi être accompagné aussi par une large campagne médiatique qui met l’accent sur les pertes de l’État en exportation de phosphate causées par le sit-in. Ces pertes sont évaluées à 900.000 dinars par jour. « Une raison de plus pour maintenir le sit-in. Si la CPG avance ces chiffres hallucinants comme pertes, quoi dire alors d’une centaine d’années de production et de gain ? Cela veut dire qu’une petite partie de ces sommes, qui pourrait bien exister, peuvent résoudre tous les problèmes de la région. Cela montre surtout que ce blocage n’est pas dû à un manque de moyens mais plutôt à une politique corrompue basée sur le favoritisme » explique Adnen Hajji en martelant la table du syndicat avec sa main.
D’ici un mois, Redeyef et toute la région du bassin minier, resteront dans l’attente qui dure depuis des années. (…)
Leur presse (Henda Hendoud, blog Tawa fi Tunis, Slate Afrique, 11 janvier 2012)
Redeyef, c’est l’histoire d’une ville rebelle, en autogestion depuis que le maire a pris la fuite fin janvier. Depuis un an, les habitants se relaient pour le ramassage des ordures et le nettoyage de la ville. (…)
Vendredi 13 janvier, c’est Hedi qui emmène alors voir les vingt et un travailleurs agricoles grévistes de la faim. Employés avant la révolution pour un salaire mensuel de misère de 100 dinars (50 euros), ils ont été augmentés par le précédent gouvernement, jusqu’à toucher 225 dinars. Comme Mansour, artiste peintre et caricaturiste à ses heures, ils demandent désormais d’être titularisés pour pouvoir bénéficier de la sécurité sociale (CNSS en Tunisie), et espérer, un jour, recevoir un semblant de retraite après, pour certains d’entre eux, trente-cinq ans de labeur.
De retour à Gafsa, le maire nous attend de pied ferme, et avec lui, deux membres du conseil municipal de douze personnes, constitué à la va-vite après la démission du précédent maire l’été dernier, sur la base d’un vote des comités de quartiers fondés au lendemain de la révolution. Ingénieur et responsable informatique du Groupe chimique tunisien, PDG d’une entreprise d’entretien de jardins publics, Kila Hamza, qui n’est à ce poste que pour un an, a essayé « d’adapter la municipalité aux principes de gestion d’une grande entreprise, glisse le nouveau maire. Il y avait tellement d’abus, des bons d’essence distribués à tout-va… »
En 2011, le budget fut de 4 millions de dinars (à comparé aux 862 millions… de résultat net de la CPG en 2010 !), concentré à 96 % dans le paiement des employés municipaux. La mairie a titularisé 200 employés et obtenu une rallonge de la caisse de crédit du ministère de l’intérieur d’un million de dinars. Trop peu cependant pour entreprendre les travaux nécessaires à la réfaction des infrastructures de Gafsa, complètement défaillantes. « Vous avez vu l’état des routes ? Sans infrastructures, aucun développement n’est possible. Et ce n’est pas avec les 4 à 5 % de notre budget que nous pouvons entreprendre ces travaux. » Alors, comment faire ? « Je ne sais pas, soupire le maire. L’argent du gouvernement ? Des investisseurs étrangers ? La CPG a fourni un petit effort, mais c’est insuffisant. »
Au beau milieu de l’entretien, une femme d’apparence très modeste, vêtements rapiécés et foulard sur la tête, se précipite dans la pièce, en pleurs : elle habite à plusieurs kilomètres du centre-ville, elle supplie le maire de venir enfin creuser le puits que son hameau espère depuis des années… (…)
Leur presse (Pierre Puchot, Mediapart, 15 janvier 2012)