Cet article a failli s’appeler : « Kaurismaki emmerde Zemmour » (pour ne pas utiliser un verbe plus grossier.) Mais l’élégance, espérons-le est contagieuse, et la leçon magistrale du maître finlandais décourage la trivialité.
Le Havre nous est arrivé comme un conte de Noël — malheureusement pour ce moment de grâce cinématographique noyé dans les fêtes et leurs disniaiseries. Un conte de Noël thérapeutique et aussi, et surtout, un très grand film politique, autant que poétique. Quand quinze millions de Français se ruent sur Intouchables, le Finlandais renvoie le pseudo-humanisme aux vaches bien gardées dans les bas fonds de la grossière sociologie de comptoir.
Bien sûr, depuis une vingtaine d’années, les occasions ne manquaient pas de tomber amoureux de son cinéma hanté de loosers magnifiques, de lumineuses héroïnes atypiquement belles et de chiens sans collier, errant d’un Londres années 60 sinistre (J’ai engagé un tueur) aux zones industrielles d’Helsinki (Ariel, l’Homme sans passé) ou sur les parkings des motels les plus miteux (le savoureux Leningrad Cow boys go to America). Pourtant, le Havre, c’est autre chose : le prisme d’un regard étranger qui s’aventure à concilier une France éternelle fantasmée et la réalité crue du pays d’aujourd’hui. Marcel Marx, le poète de La vie de Bohême — André Wilms, magistral — est devenu cireur de chaussures, son épouse s’appelle Arletty, le médecin (Becker !) prend le visage de Pierre Étaix, le flic — Darroussin, impeccable comme toujours — sort des Tontons flingueurs. Comme s’il fallait ressusciter l’imaginaire d’un certain cinéma français pour retrouver le peuple qui manque. Bienvenue en France de Renoir et Carné !
Peuple. Le mot est lâché. Je ne crois pas que dans un seul film, voire même dans un seul plan de Kaurismaki (que les cinéphiles me démentent si je me trompe !), il nous arrive d’être dans un décor bourgeois — ou simplement marqué des signes du confort contemporain. Les papiers peints, les chaises, les bagnoles, les murs, les fringues, tout est usagé, voire usé, poussiéreux, tout a vécu sans jamais tomber dans l’embaumement « confiture grand-mère » à la Amélie Poulain ; les visages eux-mêmes portent lumineusement leur usure. Les critiques l’ont noté à juste titre : l’enchantement nait du télélescopage entre cette patine cinématographique aux références assumées et le réalisme violent de la situation.
Car au milieu de cette fiction poétique débarque l’actualité la plus sordide : planqués dans un conteneur au port du Havre, des sans-papiers sont trouvés et arrêtés. Bienvenue dans la France des rafles présentes et passées ! Un gosse réussit à s’échapper. Et autour de lui, Marcel Marx tisse un véritable réseau résistant entre trois maisons, une boulangerie, une épicerie, un café, une cour et un chien… Délateur aux aguets, maladie tapie dans l’ombre, la situation va se compliquer. On ne gâchera pas le plaisir des futurs spectateurs, vivement encouragés à découvrir eux-mêmes un scénario qui ne se refuse aucune fantaisie dans une ville magnifiée par la caméra.
Mais au delà de la fable jubilatoire, il faut voir Le Havre comme une grande leçon politique. Un miroir embellissant et nostalgique tendu à une France dont le peuple sort comme un diable farceur de la boîte populiste où les démagogues tentent de l’enfermer. Car de la boulangère au grand cœur (Évelyne Didi) à l’épicier malicieux, en passant par les inévitables piliers de comptoir aux trognes et aux conversations mémorables, Kaurismaki ne se refuse aucun des stéréotypes du peuple usités des démagogues qui aiment tant parler en son nom. Et c’est précisément ce chromo national à la Gabin, à la Audiard, affectionné par les nostalgiques d’une France ouvrière blanche, qui va se mobiliser autour d’un gosse africain, au son du rocker local (Little Bob proprement mobilisé pour la circonstance !) Là, les stéréotypes du cinéma de papa se muent en personnages complexes, de Cheng (collègue cireur de Marcel) au commissaire Monet.
Non, les gens dits simples ne sont pas simples, encore moins simplistes. Au mensonge méprisant de ceux qui réduisent les prolos au vulgaire (coucou, Alain Minc ! salut Nadine !) Kaurismaki oppose l’impeccable phrasé du clochard céleste et de ses amis, giflant au passage les ganaches réacs qui, de Causeur à Marianne, du Figaro à TF1, opposent les « petits Blancs » aux sans papiers et réservent la solidarité à des « bobos » fantasmés.
Face au storytelling médiatique, il dégaine son cinéma du réel.
P.-S. : Rarement vit-on distribution fut juste. Rendons donc hommage à tous les acteurs : André Wilms (Marcel Marx), Kati Outinen (son épouse Arletty), Jean-Pierre Darroussin (le commissaire Monet), Miguel Blondin (Idrissa, le jeune clandestin), Elina Salo (Claire, patronne du bar « Le Moderne »), Évelyne Didi (Yvette, la boulangère), Quoc Dung Nguyen (« Cheng », le collègue cireur de Marcel), François Monnié (l’épicier), Pierre Étaix (le docteur Becker), Jean-Pierre Léaud (le dénonciateur).
Valérie de Saint-Do – blog Mediapart, 6 janvier 2012.
Merci !
Quand je pense que j’ignorais qu’Aki Kaurimaki avait sorti un nouveau film !!
J’y vais tout droit dès demain !