« Voler la Sécurité sociale, c’est trahir la confiance des Français. »
Déclaration de Xavier Bertrand, le 6 décembre 2011.
L’objectif de cette campagne anti-fraude ne vise pas la fraude elle-même. Dans un pays dont la dette se chiffre en centaines de milliards d’euros, quelques millions égarés ne deviennent pas soudainement indispensables. Cette broutille, c’est seulement l’objectif officiel, rien de plus qu’une stratégie électorale. Ce qu’est cette campagne, c’est d’abord la diffusion d’un climat : No one is innocent. Afin de réhabiliter l’économie, on fabrique la figure du fraudeur en tant que trader du quotidien, on fait peser la responsabilité sur l’ensemble de la population. Mais, là où Jérôme Kerviel est excusable, encore aimable, le fraudeur est une pure perte — menace. Il ne fraude pas pour enculer l’État, ce qui est de bonne guerre, il fraude pour organiser la désertion. Dans cette campagne, et jusque dans la mise en scène du « triple A », il n’est donc pas tant question d’argent [L’enjeu « purement » économique autour du triple A n’est pas l’écroulement généralisé du système financier mondial, mais un bouleversement dans l’ordre des puissances économiques. En cela, l’actuelle rhétorique catastrophiste du pouvoir est avant tout une manœuvre préventive à l’encontre des possibilités de révolte d’une partie de la population des pays qui ont à « perdre ».] que d’une opération de maintien de l’ordre. Derrière la fraude, ça déserte et c’est ça que le pouvoir vise.
Plus qu’il ne vise, le pouvoir quadrille. S’il parvient à savoir où chercher, jamais il n’est assuré de savoir ce qu’il cherche. Ça reste flou, et ça l’angoisse. Alors il tranche. Il coupe. Recoupe. Condamne. Il incarcère. Non pas tant dans l’espoir de mettre dans le mille, que d’effrayer tous ceux qui hésitent encore ou découvrent seulement. Le fraudeur est une facette de l’ennemi intérieur.
Toute tentative d’éradiquer la fraude est pour nous l’obligation de lui donner des formes toujours plus collectives ; c’est tant mieux. En vérité, là où le pouvoir voudrait nous esseuler, en plus de nous pousser vers l’excellence collective, il vient mettre en lumière le sérieux de ceux qui désertent malgré tout.
Les désertions inquiètent car elles se manifestent de plus en plus inévitablement en leur caractère communiste. Ça ne déserte plus seul. Ça déserte de plus en plus longtemps. Ça déserte de mieux en mieux. Dans les faits, beaucoup n’en sont toujours pas revenus. Aux dernières nouvelles, ils disent ne pas vouloir ou ne pas pouvoir revenir. Dans les deux cas, une même bonne nouvelle : voici venu le temps de la rencontre. Chaque existence qui échappe à la modalité marchande se fait rencontre au sein de la fuite. Rencontre, ici et maintenant, c’est à dire élaboration collective d’une réalité autre : fuir son existence, ce n’est pas s’exposer au chaos, mais s’ouvrir à une réalité fondée sur la mise en partage.
La désertion n’est pas une fuite du monde. Fuir, plus qu’une société, plus qu’une époque, plus qu’une civilisation, c’est fuir un regard sur le monde. Le regard qui se porte sur le monde doit être interrogé d’un point de vue pratique : quel usage peut-on faire d’un tel regard ? Ce que nous fuyons, c’est la vision marchande qui contraint à l’usage individuel de la vie. Nous fuyons, mais seulement pour voir autrement. Jamais nous n’avons souhaité quitter le monde. Plus ça fuit et plus nous venons au monde. Plus nous venons au monde et plus le monde, que nous avons chacun haï, s’éloigne. Nous, c’est donc un regard qui vient au monde et par là-même éclate les vitrines.
Si le vol relève bien d’une situation d’extrême nécessité, celle-ci ne se réduit pas au moment où l’économie vient à faillir. Refus en acte de la propriété, ouvrant simultanément sur un possible usage collectif, la nécessité extrême du vol s’inscrit en faux contre la vision marchande vécue comme vision d’horreur. Elle est donc en même temps que la révélation individuelle de l’économie comme souffrance, un abandon collectif à l’apaisement de cette souffrance. En cela, le vol participe d’une gestuelle révolutionnaire au sein de laquelle l’usage prime sur la propriété, simplement parce que « la vie n’est donnée en propriété à personne, à tous en usage ».
Cette année à Noël, les seuls cadeaux qui auront de la valeur sont ceux qui auront été volés.
Indymedia Grenoble, 15 décembre 2011.