« J’ai assisté à ce qui semble être du troc à l’hôpital Bichat. » Maxime se souvient de sa dernière hospitalisation, fin novembre, comme d’une « expérience étrange ». Le lendemain de son arrivée dans le service des maladies infectieuses, ses draps n’ayant pas été changés, il s’en va signaler cet oubli au cadre infirmier quand il tombe sur deux aides-soignantes en pleine « conversation hallucinante : “je te donne des draps contre autre chose”». Impossible de tenir avec dix draps pour un service plein à craquer et le cadre n’a pas de solution. Seule alternative : demander aux aides-soignantes du service voisin. Mais là-bas aussi, on est ric-rac. Alors, la paire de draps se négocie. « Comme elles étaient au bord du burn-out à force de courir après le matériel, j’ai proposé qu’elles ne refassent mon lit qu’une fois en six jours. » Elles sont reconnaissantes et lui n’est plus à cela près : il a déjà dû apporter ses taies d’oreiller. Rupture de stock là aussi.
Une scène ordinaire et qui se répète partout. Bichat-Claude Bernard est peut-être le premier établissement français pour son « organisation et sa gestion des soins » (selon le palmarès 2011 du Guide santé et Le Figaro), mais il n’est qu’un exemple. À Paris, Marseille, Belfort, Strasbourg, etc., dans ces grands hôpitaux, fusionnés, réorganisés, informatisés, le personnel manque de draps, de couvertures, de couches, d’aiguilles, d’alaises, de bouteilles d’eau, de blouses… Les médicaments, quand ils sont disponibles, sont distribués au compte-gouttes. Partout on rationne, on compte, on justifie. Oui, il manque du personnel, mais parmi ceux qui sont encore là, combien disparaissent quotidiennement dans les entrailles des bâtiments en quête de leurs outils de travail? À Marseille, les infirmières estiment y consacrer 20% de leur temps.
« Je souhaite que les déficits des hôpitaux soient ramenés à zéro d’ici 2012 », annonçait Nicolas Sarkozy en janvier 2010 à Perpignan. Où en est-on aujourd’hui ? Eh bien, loin du compte, malgré toutes ces économies de bouts de chandelle. Les 1260 établissements de santé publics clôturaient l’année 2010 à –433 millions d’euros, contre –466 M€ en 2009. C’est 33 millions d’euros de gagnés, mais sur une dette s’élevant à 24 milliards d’euros ! 33 millions d’euros gagnés au prix d’un épuisement du personnel hospitalier, d’une hygiène dictée par les impératifs budgétaires. Quitte à égratigner au passage la dignité et la sécurité des malades.
Le système de santé français, classé au premier rang mondial par l’OMS en 2000, rétrograde à la septième place en Europe dix ans plus tard (selon le classement standard européen EHCI). Aujourd’hui, l’hôpital est malade de ces petits détails matériels, gangrené par cette pénurie organisée.
« Ce qui allait bien avant est devenu un énorme bazar », constate le Pr André Grimaldi, chef du service de diabétologie à la Pitié-Salpêtrière. « Le système dysfonctionne, alors le personnel essaie de contrôler ce qui est dans son environnement proche, se crée des petites cagnottes… Le matériel sort du circuit, les responsables administratifs s’affolent et envoient des mails incroyables. » À l’origine de ce « chaos » ? « Un mélange de bureaucratie et de mercantilisme », selon lui.
« On camoufle les endroits sales avec des morceaux de tissu »
Voilà un an que Carole, infirmière dans un des hôpitaux parisiens les plus en pointe, réclame davantage de draps, en vain. « Au lieu de les changer, on les retourne ou on demande au patient d’apporter son propre linge de lit. » Ça l’ennuie, parce qu’à l’école d’infirmières, on lui a appris qu’on ne faisait pas de soins dans une chambre sale. Le week-end, quand le système centralisé de blanchisserie desservant plusieurs hôpitaux ferme, le système D prend le relais. « On essaie de se mettre quelques piles de côté, on a repéré les chariots dans les sous-sols, on se sert discrètement et on les planque», raconte-t-elle simplement. Et de poursuivre : « C’est de la débrouille, on finit par s’y habituer. C’est une façon de travailler malgré tout. »
Au centre hospitalier Belfort-Montbéliard, on a une autre technique : celle dite du « carré ». « On camoufle les endroits sales avec des morceaux de tissu », explique Wendy*, aide-soignante de nuit. Et pour elle aussi, c’est la routine : « Quand on se plaint à la direction, elle ne répond pas. Du coup, on ne pose même plus de question, c’est devenu monnaie courante » au point que « récupérer le matériel pour la nuit pourrait figurer dans nos fiches de poste ». Chercher un oreiller ou une couverture peut l’occuper plus d’une demi-heure. Elle prospecte par téléphone, se déplace. Et l’opération n’est pas toujours couronnée de succès. « Quand je ne trouve pas, on couvre le patient avec son manteau. » « C’est un temps perdu inutilement », à récupérer sur la transmission d’informations entre équipes, le soin, les échanges avec les patients…
Comme à Belfort et Paris, la blanchisserie à Marseille a aussi été externalisée, et ses horaires d’ouverture revus à la baisse. « La procédure normale voudrait qu’en cas de pénurie, on contacte le cadre de garde, qu’on remplisse tout un tas de paperasse pour faire rouvrir la lingerie et obtenir une livraison de draps. On se dépanne entre collègues, c’est plus simple », expliquent Marie*, cadre infirmière, et Catherine*, infirmière. Surtout, elles devraient justifier pourquoi elles ont besoin de draps supplémentaires alors qu’elles sont censées recevoir ce qu’elles ont donné à laver. « Des draps ne reviennent pas, disparaissent du circuit, pourquoi ? On ne sait pas ! Il y a plein d’éventualités : parfois ils partent à la poubelle après avoir servi à éponger le sol suite à une grosse catastrophe… Il y a aussi l’usure normale et puis on voit des sacs de linge oubliés, dehors, qui prennent la pluie et finissent par pourrir ! »
Chacune est dotée de cinq tenues, pour les cinq jours de travail hebdomadaire. « Sauf que nous les récupérons une semaine voire dix jours après les avoir envoyées au lavage, alors on est obligées de les porter plusieurs jours de suite… On transpire, on se tache, c’est très gênant », soupire Catherine. Et quand les blouses reviennent enfin, « le tour du col a l’air sale, elles sont grises, décrit-elle. L’image de soi et celle de l’institution en prennent un sacré coup. Avant les lingères faisaient un contrôle visuel systématique, aujourd’hui tout est automatisé. »
Comme beaucoup d’autres, Wendy, l’aide-soignante montbéliardaise, ramène désormais sa blouse chez elle. C’est normalement interdit. « J’utilise un désinfectant pour ma machine après l’avoir fait tourner… mais je lave quand même les vêtements de mes enfants derrière. » Elle s’inquiète. Et elle n’a pas tort. Une note très instructive du CLIN (Centre de lutte contre les infections nosocomiales), consacrée au « vecteur de contamination » qu’est le linge, révèle que 25% des blouses blanches sont contaminées par le staphylocoque doré, le plus pathogène de la gamme. Le taux grimpe à 65% quand les infirmières ont prodigué des soins à un patient déjà infecté. Porter sa blouse deux jours de suite multiplie par trois le risque de véhiculer des bactéries résistantes.
Les infections nosocomiales sont encore responsables de 4200 décès chaque année. Trois plans nationaux de lutte contre les infections nosocomiales se sont succédé depuis 1999. Des actions de prévention, de formation du personnel ont vu le jour, un système de signalement a été mis en place, cinq centres référents créés… « On nous rappelle sans cesse les procédures, mais à côté les choses les plus élémentaires ne sont pas assurées… Et ça démotive sacrément », souligne Carole. Quant à Wendy, c’est l’épisode grippe A qui l’a le plus « choquée ». Branle-bas de combat à l’hôpital : le personnel hospitalier non vacciné devait impérativement porter un masque jetable pour accéder à l’établissement. Du jour au lendemain, il n’y a plus eu de masque. Et du jour au lendemain, le risque de contagion s’est évanoui à l’hôpital de Belfort.
Si la couche n’est pas « saturée », les malades la gardent
À Paris, outre le « gros problème de draps », Carole se bat au quotidien avec les alaises bleues jetables, dont la qualité a tellement baissé au fil des ans qu’elles se déchirent au moindre mouvement du malade, salissant des draps qu’on ne peut plus changer. Les tabliers jetables des aides-soignantes se déchirent aussi, souillant leur blouse dont l’entretien est si compliqué. Puis il y a les nouvelles tubulures des perfs, impossibles à régler : c’est soit trop rapide, soit trop lent ; les cathéters dont l’aiguille ne se rétracte pas toujours et risque de blesser les infirmières. Les injections d’insuline deviennent douloureuses pour les diabétiques car les aiguilles adaptées venant à manquer, elles sont remplacées par de plus gros calibres. « C’est un retour en arrière généralisé », s’indigne l’infirmière.
Pour Léa*, infirmière polyvalente à Belfort-Montbéliard, « depuis trois ans, la situation se dégrade à la vitesse grand V mais les problèmes de matériel ont vraiment commencé il y a cinq ans, avec les formations sur les couches ». Durant sa formation sur les couches, Léa a appris qu’il ne fallait pas les changer « tant que la totalité des petits traits bleu clair imprimés dessus ne sont pas devenus bleu foncé. Avant on nous disait qu’il fallait changer régulièrement les patients âgés, pour ne pas les laisser dans l’humidité. Désormais on nous dit que les couches sont faites pour durer, on utilise trop de couches soi-disant. »
Alors, quand les patients se réveillent et appellent la nuit pour être changés, si leur couche n’est pas saturée, ils la gardent. « Humainement, c’est très dur. Je ne peux quand même pas avouer au patient qu’on le laisse dans cet état par souci d’économie. » Au petit matin, quand l’équipe suivante prend le relais, la couche a débordé et c’est tout le lit qui est à refaire. Dès lors, l’équipe précédente est soupçonnée d’avoir mal fait son travail, tandis que le patient se plaint au médecin des méfaits des infirmières de nuit. « Au bout du compte, ça nous retombe dessus. La majorité des infirmières disent venir pour la paie, c’est triste. Et les nouvelles recrues annoncent après trois semaines qu’elles ne tiendront pas. »
À la maternité aussi, les couches sont désormais comptées : quinze par nouveau-né, et pas une de plus, de quoi tenir deux jours si on ne leur inflige pas le même traitement qu’à leurs aînés. « Les mamans s’étonnent parfois qu’on en soit arrivé là. » Lors de sa dernière garde dans le service, le petit stock étant épuisé, Léa a dû se fournir auprès du service néo-natalité. Une autre paire de manches l’attendaient ensuite : faire rentrer les bébés dans les minuscules couches de prématurés. Il y a bien eu des pleurs et des irritations à cause des élastiques trop serrés, mais au moins, le service a respecté son budget couches. Par ailleurs, l’établissement de Belfort-Montbéliard (déficit 2010 : 6 millions d’euros) construit un nouvel hôpital de 70.000 m² pour un coût total de 375 millions d’euros, dont « seulement » 100 millions sont pris en charge par l’État. Des voix s’élèvent pour dénoncer des « zones d’ombre » dans le financement.
À l’établissement public de santé mentale de Ville-Évrard (93), le résultat de l’exercice 2010 (budget de 140 millions d’euros) est positif : + 1,2 million d’euros. « On est un des rares hôpitaux excédentaires et la direction nous impose de vivre dans des conditions de pénurie. Avec la loi HPST, j’ai l’impression que c’est notre outil de soin qui va être cassé », déplore Évelyne Lechner, psychiatre chef de service. La suppression de l’eau minérale en 2009 met le feu aux poudres. Les neuroleptiques et antidépresseurs augmentant la sensation de soif, les patients recevaient systématiquement une bouteille à leur arrivée. Aujourd’hui, il faut une ordonnance signée d’un médecin pour en obtenir une. « Ça a l’air ridicule mais c’est devenu symbolique. »
Les infirmières manquent tellement de linge et de serpillières le week-end qu’elles sont contraintes de les laver elles-mêmes, dans la machine normalement mise à disposition des malades pour laver leurs vêtements. Les affaires de toilette distribuées aux patients se font rares, les savonnettes ont rétréci et les pyjamas aussi. « C’est humiliant pour les personnes obèses ou un peu fortes », explique la chef de service. « Tout ce qui est du matériel paramédical n’est plus fourni, c’est très choquant. » Et la psychiatre de citer le cas de ce malade dont les escarres nécessitaient un matelas spécial. « On a dû lui faire une ordonnance pour qu’il aille l’acheter à l’extérieur. Il paie son forfait hospitalier et on fait marcher la sécu ! » Idem pour les bas de contention, les minerves. Il n’y a plus de kiné à l’hôpital, et aucun n’a voulu se déplacer pour faire des soins dans le service, « l’hôpital ne les rémunère que six mois ou un an après ». Alors, chaque jour, deux infirmières ont dû accompagner la patiente dans un cabinet privé. La facture a là encore été adressée à l’assurance maladie.
Si, auparavant, tous les infirmiers s’asseyaient à la même table que les pensionnaires pour les repas thérapeutiques, aujourd’hui seul un infirmier pour cinq patients peut le faire. Les autres soignants doivent s’acquitter de leur repas. « Certains continuent à le faire, en payant, d’autres refusent et mangent à part », raconte Évelyne Lechner. En revanche, l’établissement a investi en 2010 dans un nouveau système informatique. « En théorie c’était génial mais cela bogue en permanence, on perd beaucoup de temps. » Quand une admission est enregistrée, le nom du patient apparaît sur le logiciel de prescription un ou deux jours après. « Si pour les médicaments, on peut faire des ordonnances manuscrites, c’est impossible pour les examens biologiques. Leur nombre a baissé de manière significative, on finit par abandonner aux dépens de la sécurité des patients », se désole-t-elle. Les médecins ont réclamé un audit du système informatique, la direction a répondu que les soignants étaient « incompétents ».
« C’est le soignant au service de la logistique »
En revanche, la direction de Ville-Évrard n’est pas avare en notes de service, « et elle ne fait pas dans l’implicite quand il s’agit de suspecter le personnel de se faire sa pharmacie personnelle sur le stock de l’hôpital », précise Évelyne Lechner. Les médicaments sont comptés, comme le reste. Quand les médecins donnent deux jours de traitement à un patient partant en permission, la délivrance ne peut pas être enregistrée dans le logiciel et n’est donc pas compensée dans la livraison, entraînant une pénurie.
« Il faut justifier pourquoi on ne donne qu’un demi-comprimé à un patient et pas un entier. Comme si l’autre moitié c’est nous qui la mangions ! Et si le patient recrache, il faut expliquer aussi pourquoi le lendemain on réclame un comprimé supplémentaire dans notre panier ! », s’insurge Léa à Belfort. Avec le turn-over important des patients aux urgences, passer des commandes la veille pour le lendemain devient un vrai casse-tête.
Récemment, elle a dû faire le tour des services pour trouver un antiépileptique. Mais la date de péremption et le nom du médicament ne figurant pas sur l’emballage individuel, il est interdit de détacher les comprimés. Donc elle est repartie avec la boîte entière et a passé une commande urgente pour rendre ce qu’elle a emprunté. Parce qu’avec la tarification à l’activité (T2A), « désormais c’est chacun ses sous ! Le dépannage se fait au sein d’un même pôle. Seulement, c’est une entité administrative et financière mais les services ne sont pas voisins, il faut parfois aller loin », s’agace Marie, à Marseille.
Avec le « nouveau système », elle doit recopier plusieurs fois à la main les ordonnances pour dispatcher les médicaments en fonction de leur catégorie, et donc de leur lieu de stockage. « C’est le soignant au service de la logistique », résume-t-elle. Toutes le disent : « les anciennes stockaient plus » dans leur service. Aujourd’hui, l’hôpital est entré dans l’ère du flux tendu, qui permet de réduire les pertes et de surveiller la consommation. Une organisation qui fonctionne de manière optimale… quand il n’y a pas d’urgences.
Pour corser le tout, souvent, la livraison journalière de médicaments ne correspond pas à la commande. Quand elles ne manquent pas, les boîtes sont remplacées par d’autres. L’infirmière doit demander au médecin de changer sa prescription ou partir à la recherche du traitement. « Dans certains établissements, on demande aux médecins d’être vigilants sur les prix. Quand ils prescrivent, s’affiche automatiquement à l’écran le coût du traitement pour l’établissement », indique Nathalie Depoire, présidente de la coordination nationale des infirmières. À l’hôpital de Belfort où elle exerce, « on en arrive à demander aux familles d’apporter leurs médicaments ou d’aller les chercher en ville ».
« Quand on fait remarquer que les patients sont en danger, la direction répond “si vous n’êtes pas contente, rien ne vous empêche de partir”, répète Léa. C’est nous qui sommes mal organisées, qui ne savons pas gérer, qui consommons trop et, en haut, ils se défendent en disant qu’eux aussi subissent des pressions. » Maxime a écrit à la direction de l’hôpital pour se plaindre des conditions de son hospitalisation. Sa lettre — comme celles du personnel — est restée lettre morte. Pour lui, « les ARS (agences régionales de santé) sont les Standard & Poor’s de l’hôpital. Pour que chaque établissement garde son triple A, il faut faire des économies et ceux qui souffrent, ce sont le petit personnel et les malades. »
« Les malades assistent à la dégringolade de l’hôpital, mais ils sont déjà contents d’être pris en charge. S’ils râlent, c’est sur les infirmières qui sont en première ligne », constate Carole. Peu de patients font remonter leur mécontentement, bien que parfois les infirmières, à bout, leur mettent le stylo et la feuille en main.
Leur presse (Noémie Rousseau, Mediapart, 18 décembre 2011)