[Contre « Intouchables »] In memoriam Vic Finkelstein

Les 30 ans de retard d’« Intouchables »

Zig Blanquer, formateur aux handicaps et aux autonomies, et Pierre Dufour, sociologue, dénoncent le discours sur le handicap présenté dans Intouchables. Selon eux, le film oublie les thèses de Vic Finkelstein, décédé le 30 novembre dernier, pour qui « être handicapé signifie faire partie d’un groupe en lutte pour son autonomie dans une société faite par les valides pour les valides ».

Chercher du sens aux coïncidences n’en a probablement aucun. Toutefois, certaines proximités donnent à penser. Au moment où Intouchables remplissait les salles, l’annonce de la mort de Vic Finkelstein, à la veille du Téléthon, passait en France inaperçue. Il est probablement nécessaire de rappeler quel était l’homme, car s’il fut l’un des pionniers du socle culturel qui permet de comprendre pourquoi Intouchables et le Téléthon sont politiquement critiquables, ce socle dans l’hexagone est majoritairement méconnu des personnes dont il pourrait pourtant soutenir les constructions identitaires.

Au début des années 1970, Vic Finkelstein et Paul Hunt élaborent au sein de l’activisme britannique un mode d’appréhension du handicap, aujourd’hui connu sous le nom de modèle social, et dont l’armature théorique sera formalisée ensuite par Mike Oliver dans le cadre des Disability studies. Alors qu’auparavant, parler du handicap impliquait des récits en termes de tragédie individuelle, de maladie dévastatrice et de réadaptation courageuse, le modèle social introduit l’idée qu’être handicapé signifie faire partie d’un groupe en lutte pour son autonomie dans une société faite par les valides pour les valides. En mettant en avant la dimension d’expérience partagée, il fournit aux personnes dont les capacités disconviennent aux normes de santé les moyens de s’appréhender non plus comme des corps à soigner ou à réadapter, mais comme des acteurs et des actrices aptes à mener des actions politiques, développer des dispositifs de soutien mutuel, accroître les autonomies individuelles.

Quelles qu’aient pu être les intentions de ses auteurs, Intouchables s’inscrit dans un agencement typiquement français des manières d’énoncer les spécificités corporelles. Inspiré d’une histoire vraie, d’un vécu individuel et donc exceptionnel, à la fois exemplaire mais priant secrètement de n’arriver à quiconque, le film réactive la corrélation biomédicale du handicap et de la tragédie personnelle qui n’a jamais réellement été abandonnée en nos frontières. Ce refus d’abandon, chaque édition du Téléthon l’atteste avec la transparence d’une « preuve vivante », pour reprendre le terme employé cette année par la présentatrice exhibant l’un des enfants présents comme la preuve de vie, l’exemplaire de vérité, le spécimen glorieux des espoirs qui s’exauceraient vers la tant promise guérison de maladies. Cibler une maladie génétique ou un accident de parapente invite immanquablement à saisir la biographie par le corps, la chair devenant alors décisive de l’échec existentiel et de l’urgence d’être sauvé, le passé brisé n’attendant alors qu’un futur salutaire.

Mais cette insistance à maintenir le lien entre handicap d’un côté, et tragédie individuelle de l’autre, les gesticulations récurrentes autour de l’assistance sexuelle l’attestent tout autant : un même souhait d’échapper à la situation présente, mais qui se décline diversement — guérir, être comblé sur les plans affectifs et sexuels — tient une trame discursive selon laquelle à moins d’être surpassée, vaincue, ou compensée de bienveillances valides, l’expérience du handicap ne saurait être vivable. Dès lors, isolée en des échantillons biographiques médiatiquement distribués au public, cette dernière s’offre en pâture comme un conglomérat d’histoires larmoyantes, emballées de courage et de leçons de vie postulées humanistes.

Or, la culture issue de l’activisme britannique des années 1970, mais également des Disability studies, des Disability arts, de mouvements comme Disabled People’s International, démystifie le caractère insupportable de l’altérité corporelle en distribuant les sentences défectueuses sur l’environnement. Cette distribution oriente la mise en place d’accessibilités multiples, la proposition de modalités possibles qui laissent à la personne concernée la disposition du choix, qui permettent une autodétermination appelant des positionnements décisifs, autant de la part des personnes éminemment valides que de celles qui le sont de manière moins évidente. Mais dans cette optique, « décisif » s’oppose à l’intrusif des séquences informées des perpétuels « je veux guérir / tu dois être rééduqué-e / je veux qu’on m’aime / ta vie est en institution ».

À notre connaissance, Intouchables bénéficie d’une unanimité peu critique envers l’éventuelle idée de l’autodétermination véhiculée par le film : que l’activité de l’assistant de vie bascule vers l’aide médico-psychologique au point que le personnage en fauteuil en devienne dépendant, que la rencontre amoureuse intervienne comme dénouement salutaire, tout ceci ne semble choquer personne. Au même titre que les éditions du Téléthon et que les suppliques à l’assistance sexuelle, le film d’Éric Tolédano et Olivier Nakache participe d’un agencement qui ne sait pas encore élaborer la créativité inhérente à l’altérité corporelle, qui ne parvient pas à l’envisager indépendamment de la relation d’aide, comme début imprévisible et non comme fin nécessiteuse. Hors des critères anatomiques et gestuels propres au corps standard, point de salut, semblerait-il.

Histoire vraie oblige, les auteurs éludent les contrôles administratifs, financiers et socio-médicaux incessants auxquels sont soumises les personnes dont le geste s’effectue en commun, et se privent en cela d’une portée contestataire. À défaut d’interroger l’imagerie de la masseuse asiatique, ils flirtent avec un colonialisme d’Épinal, autant qu’il n’est pas questionné de quelle façon ce métier d’assistant-e de vie est proposé inconsidérément à des populations précaires sous-formées et sous-payées. À défaut d’une réflexion politique sur leur objet, ils abordent le handicap comme un problème individuel et inscrivent leur ouvrage dans une énonciation qui a trente ans de retard. Vic Finkelstein ne verra pas Intouchables. Si cela avait été le cas, il aurait probablement grommelé. Mais par contre, il est possible qu’Éric Tolédano et Olivier Nakache lisent un jour les auteurs qui ont alimenté les apports du modèle social. Et peut-être se diront-ils alors qu’il n’est jamais trop tard.

Zig Blanquer, intervenant formateur aux handicaps et aux autonomies
Pierre Dufour, sociologue, Université de Toulouse le Mirail, LISST-CERS

Mediapart, 19 décembre 2011.


Le handicap, une norme à part entière !

Comment se construire en tant que personne handicapée lorsque la norme vous stigmatise, entre déficience et dépendance ? Dans sa thèse, Pierre Dufour défend l’idée du handicap comme vecteur de nouvelles normes et en appelle au militantisme.

Handicap.fr : Comment se construit-on en tant qu’homme lorsque les potentialités gestuelles de son propre corps éloignent l’idée de performance individuelle ?

Pierre Dufour : Pour se construire, il faut des matériaux et ce sont en partie les associations qui les fournissent. Mais les grandes associations françaises sont aussi des gestionnaires d’établissements spécialisés. Alors elles ont tendance à définir le handicap dans les termes de l’institution, en tant que problème que devraient résoudre les valides. Dans le monde anglo-saxon et les pays nordiques, un courant considère l’institution comme le symbole de l’oppression des valides qui maintiennent les personnes handicapées dans une situation de dépendance. Dans ce cadre-là, être handicapé, c’est faire partie d’un groupe en lutte pour son autonomie. Cela impacte forcément les constructions identitaires.

Vous considérez donc que certains ont tout intérêt à maintenir les personnes handicapées dans une situation de dépendance, notamment parce que c’est une manne financière à laquelle il est difficile de renoncer ?

Je ne suis pas spécialiste de cette question. Je crois que c’est plutôt une question de mentalité. Ce serait quoi ne plus être dans une situation de dépendance ? Ne pas avoir sa vie contrôlée par quelqu’un d’autre ? Tout le contraire de la vie en institution. L’Association des paralysés de France est la principale pourvoyeuse de ressources identitaires. Elle joue un grand rôle dans le mouvement Ni pauvres ni soumis, qui passe pour contestataire et subversif. Mais comment voulez-vous qu’un organisme qui gère des institutions mette en avant l’autonomie individuelle de manière crédible ?

Vous encouragez donc les personnes handicapées à se montrer plus militantes ?

Oui. Il manque un « nous » réellement crédible. Si l’homosexualité a aujourd’hui plus de légitimité, c’est que les associations n’ont pas hésité à monter au créneau. Il y a eu dans la mouvance libertaire des années 70 le journal Handicapés méchants qui clamait : « Ni quêtes ni ghettos », contre la vie en institution et contre les quêtes des associations au moment de Noël. Mais il n’y a pas l’équivalent aujourd’hui.

Est-ce une situation que l’on rencontre dans d’autres pays ?

C’est une spécificité bien française. Depuis 2009, la Coordination Handicap Autonomie fait partie du mouvement pour la vie autonome. Mais, globalement, toute la culture issue de ce mouvement pour la vie autonome et des recherches universitaires menées dans le cadre des Disability studies est presque invisible en France alors qu’elle a apporté une quantité de choses positives, notamment en termes d’affirmation de soi. Depuis les années 70, des réseaux de personnes autistes produisent des discours critiques sur la normalité valide. Affirmer une identité positive ne veut pas forcément dire surmonter son handicap ou le faire oublier. Sinon, cela signifierait que seuls les critères valides sont viables et positifs. Je suggère qu’il y a d’autres langages possibles.

Et quels sont, selon-vous, ces langages ?

Est-ce que les personnes handicapées doivent considérer leurs manières d’être en fonction des critères valides ou est-ce qu’il ne serait pas plus profitable d’affirmer : « Voilà comment je suis, voilà comment j’agis ! » ? Il manque du vocabulaire positif dans ce sens. Les Disability studies ont donné lieu à des publications qui fournissent ce type de ressources positives. Aucune n’est traduite en français. Les centres pour la vie autonome n’existent en France qu’au niveau embryonnaire.

Chacun a tendance à se penser par rapport à un modèle standard quitte à se dévaloriser ? Quels termes emploieriez-vous pour appréhender le handicap autrement ?

Qu’est-ce qu’on considère comme normal ? Il me semble nécessaire de promouvoir l’idée qu’il y a plusieurs modalités d’existence aussi légitimes les unes que les autres. Est-il normal qu’on plaigne systématiquement le « handicapé » ? Un malvoyant m’a dit un jour : « Le handicap, on l’a choisi parce qu’on a quelque chose à faire avec ! » Quelle vie n’est pas pleine d’aspérités ? Vivre allongé est une manière d’être normal. Sinon, on arrive à des discours qui justifient l’euthanasie.

Mais vous ne pouvez pas nier que le désir de mourir est parfois justifié ?

Justifié uniquement si la personne se pense en fonction des valeurs issues du corps valide. Le jour où il sera évident que nous sommes tous dépendants les uns des autres et tous dépendants d’outillages techniques, alors peut-être que nous cesserons de penser que certaines vies ne valent pas d’être vécues.

Dans votre thèse, j’ai retenu une belle image : plutôt que de parler de « manque d’autonomie » vous développez l’idée d’un geste fait en commun créateur de lien social.

Oui bien sûr. Si une personne a besoin du corps de l’autre pour accomplir certaines activités, elle crée un lien social. À l’inverse, il y a des situations qui me paraissent injustifiées. Par exemple, dans certaines gares, il existe des ascenseurs mais il faut se mettre en position de demandeur pour en obtenir la clé. La personne handicapée est mise en situation de dépendance alors que l’environnement technique est propice à son autonomie.


Désir, sexe et handicap : un trio controversé ?

La sexualité des personnes handicapées soulève un vaste débat. C’est bien là le problème rétorque Pierre Dufour qui en appelle à des réponses individuelles et intimes, débarrassées de toute polémique institutionnelle !

Il y a manifestement des représentations très négatives autour de la sexualité des personnes handicapées ?

On parle beaucoup de la nécessité de changer le fameux regard social sur le handicap mais quand il s’agit des sexualités, définir ce qu’il faudrait changer et pour le remplacer par quoi est loin d’être évident. Le discours du milieu associatif français est terrible sur ces questions. En mettant en avant par exemple la thématique de l’assistance sexuelle, que nous disent les associations ? Certainement pas que les personnes handicapées sont désirables. C’est même le contraire qui est sous-entendu : grosso-modo, certaines personnes ne pourraient jamais susciter le désir sexuel chez l’autre mais comme elles ont des besoins à satisfaire, l’assistance sexuelle serait la réponse toute trouvée. Il a bon dos le changement de regard !

Que pensez-vous de l’initiative de Cal’handis qui a édité, en 2010, un calendrier qui met en scène des personnes handicapées nues ?

L’initiative de Cal’handis est à ma connaissance la tentative la plus intéressante qu’il y ait eu en France ces dernières années. Il reste malgré tout un certain héritage très français qui fait que son discours colle encore parfois aux catégories médicales. Mais il y a quand même l’affirmation d’une légitimité à se montrer en tant que corps désirable et pas uniquement désirant.

Il existe un Collectif handicaps et sexualité (CHS). Quelles sont ses actions ?

Il regroupe quatre associations, dont l’APF, et milite, entre autres, pour une adaptation française des dispositifs d’assistance sexuelle qui existent déjà en Allemagne, au Danemark, en Suisse et aux Pays-Bas. L’assistance sexuelle est présentée comme quelque chose de subversif et de progressiste mais, à mon avis, cette pratique ne fait que dire et redire la suprématie du corps valide qui viendrait répondre aux besoins des personnes handicapées.

Vous ne semblez pas particulièrement partisan de cette solution…

Mettre sur la table cette question a au moins l’avantage de donner l’occasion de montrer les incohérences des discours communs sur le handicap. On a tendance à penser le handicap en fonction d’un mouvement unilatéral qui va toujours de la personne valide vers la personne handicapée. L’assistance sexuelle l’illustre bien. De mon point de vue, il est nécessaire de modeler l’environnement pour que chacun puisse y goûter, de promouvoir l’idée que de nombreuses manières de découvrir le monde sont légitimes. Si quelqu’un a besoin d’assistants et d’outils techniques pour découvrir le monde, c’est sa manière d’être et elle est légitime. Dans l’assistance sexuelle, je ne vois pas cet élan mais bien un retour au corps dans la pure tradition du modèle médical dans laquelle un professionnel formé aux spécificités des handicaps intervient sur l’individu en lui prodiguant quelque service spécifique dans un cadre confiné.

Mais c’est insoluble, comment faire entrer le sexe et le désir dans un milieu institutionnalisé ?

Dans les établissements, tout est réglementé et votre moindre désir est analysé en réunion de synthèse. Il faudrait donc faire en sorte que le résident soit libre de prendre ses propres risques, de tester le monde et cela vaut aussi pour sa sexualité. La vie, c’est un peu ça, non ? Expérimenter le monde et s’expérimenter soi-même. Est-ce que la réponse doit venir du secteur médico-social ? Je n’en suis pas certain.

D’accord mais techniquement, en attendant, on fait comment ?

Vous imaginez une sexualité qui devient un problème à résoudre techniquement ? On a toujours tendance à penser le handicap dans des termes pratico-pratiques. De mon point de vue, il manque une conscience collective qui fournirait de réelles ressources identitaires. Ces ressources existent mais elles sont mal connues. En France, Cal’handis est un premier pas. Le site britannique Disability arts online fournit des pistes intéressantes. La revue en ligne Disability studies quaterly, également. Les archives de l’université de Leeds, aussi. Et puis, le site d’Independant living… Se pencher là-dessus, c’est se donner les moyens de concevoir le handicap autrement que comme une chose négative tout juste bonne à compenser ou à se faire oublier.

Oui, mais j’insiste. Avant que les mentalités changent, et, on le sait, cela va prendre du temps, comment satisfaire les désirs immédiats ?

Je ne pense pas que la question se pose en ces termes. Dans votre question, j’entends : « Comment calmer le jobard ? » Là où la culture issue des Disability studies et d’Independant living est développée, les dispositifs d’assistance sexuelle n’ont pas lieu d’être.

Pourquoi n’avez-vous pas également orienté votre thèse vers la situation des femmes ?

Apprendre à être un homme, c’est souvent apprendre à être le plus fort. Et jouer le jeu valide, c’est un peu ça, aussi. Pour cela, l’entrée par les masculinités me semblait intéressante. Mais cette absence d’identité collective positive me parait concerner hommes et femmes. D’ailleurs, les hommes comme les femmes, qu’ils soient handicapés ou valides, ne sont-ils pas concernés par une culture qui cesserait de prôner la force et la performance individuelles ?

Pierre Dufour est doctorant en sociologie à l’université du Mirail à Toulouse. Ses travaux portent sur le handicap et les masculinités.

E. Dal’Secco – Handicap.fr , 4 octobre 2010.

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