« Intouchables » : Cendrillon des temps modernes
Ce conte de Noël, la rencontre entre un Black des banlieues et un richissime bourgeois de la capitale, trame d’autres fils : sadisme, pathétique (du mélodrame en barre) et déni de la réalité sociale. En fait, un remake de Cendrillon. D’où le succès.
Le fil sadique est le plus évident. Philippe, Crésus tétraplégique, vit un enfer. Sa richesse ne le protège ni de la douleur, ni de la souffrance, ni de la solitude. Dans le film, le bon Black chambre à fond le tétraplégique, à la limite du sadisme (la séquence « pas de bras, pas de chocolat », celle du rasage, etc.). Les rires énormes du public saluent son culot et attestent une jouissance sadique par procuration. Pour tous les spectateurs de cette mélasse mièvre et bien-pensante, c’est un soulagement de voir que richesse ne rime pas avec bonheur. On se vautre ici dans un bon gros proverbe à deux balles : l’argent ne suffit pas à rendre heureux. Ce qui requalifie la pauvreté (quelle joie de ne pas être handicapé, quoique pauvre !) et diminue la tension sociale due à l’abîme qui se creuse, dans toutes les sociétés, entre les pauvres, innombrables, et les riches que ce film protège.
La filière pathétique est chargée de cacher cette jouissance sadique. La détresse du handicapé est montrée sans fard mais suffisamment euphémisée. Elle est d’autant plus touchante que le personnage a plein d’humour, dispose d’un entourage adorable, d’une famille aimable. Rien n’empêche d’éprouver une émotion empathique, une pitié propre, bien-pensante, à son égard. Le Black des banlieues est lui aussi montré dans ses détresses, avec, constance oblige, un flot de clichés : famille décomposée, marmaille abandonnée à elle-même, pauvreté, précarité (pas trop élevée non plus), délinquance (mais pas trop grave). Driss est un bon gars, un type simple qui a une morale (des « principes » et des coups-de-poing), des manières grossières certes mais attachant. Et puis c’est un Noir, un bon garçon qui aime rire : un grand enfant, encore un qui n’est pas « entré dans l’histoire », comme disent les racistes à col blanc qui font les importants.
La leçon est simple : chacun souffre à sa façon, mon brave ! L’humaine condition universelle, vie de larmes et de souffrance, atteint tout le monde, indistinctement. Encore l’idéologie de la grande famille de l’homme ! Qu’on écarte tous ces discours malfaisants sur la lutte des classes, sur la violence par laquelle les bourgeoisies ont accaparé les richesses, les moyens de production et le pouvoir politique, sur l’histoire des décisions et des actes qui ont conduit à ces zones de relégation et à y enterrer vivantes des générations d’exclus, d’oubliés, d’humiliés, des générations entières qui se délitent dans le chômage organisé.
C’est un des effets principaux du film. Naturaliser la violence sociale et masquer cette opération par du racolage aux affects. L’ouverture du film, plan serré sur les visages, silence, complicité, piano romantique (dont la bande-son use à outrance, comme dans les mélodrames les plus lacrymogènes), fixe l’ambiance : sentimentalisme et désinvolture (un écho à Amicalement vôtre…). La mièvrerie plutôt que la complexité, les bons sentiments plutôt que l’analyse. Et le plaisir du comique dont il est naturel, viril et simple de jouir sans complications inutiles.
Ce film doit son succès public (des millions de spectateurs, doit-on s’extasier) à deux motifs. Cendrillon d’abord. Ce conte misogyne enseigne comment changer sa vie lorsqu’on est une pauvre fillette exploitée. La beauté de cette souillon ne peut suffire : il lui faut une jolie robe, de jolies chaussures, une belle bagnole avec de beaux canassons. Mais cela ne suffit toujours pas, il lui faut de la chance : un prince riche et puissant qui daigne la trouver ravissante et ne point s’émouvoir de sa basse extraction. Le message du conte est simple : l’instruction, la culture, le désir d’émancipation, la révolte sont inutiles ; la beauté cosmétique et le hasard ont seuls quelque puissance. Driss est une Cendrillon raccourcie : de la beauté mais des fringues banales et du chômage ; cependant, il tombe sur un prince charmant qui s’en énamoure, qui s’en entiche, l’habille en costard, et le sort ainsi du néant social où il croupissait. En chacun somnole un désir de régression, tout à fait satisfait par cette actualisation assez maquillée de Cendrillon.
Mais l’autre motif est l’exploitation du handicap. Le tétraplégique est un saint. Crucifié sur son fauteuil, sa vie est une longue, interminable et effroyable immobilité. Cette souffrance, qui émerge dans le film, est assez grande pour paralyser toute critique et forcer à l’éloge. Remarquer que le scénario marie ce que la langue commune appelle deux « déchets » sociaux (un Black des banlieues et un handicapé) déclencherait un sentiment de scandale. Pourtant, que signifie la pitié de crocodile sinon la peur panique de devenir comme eux ? Le handicap est, du point de vue imaginaire, le symbole d’une chute totale. Au fond de tout être humain, sommeille la peur de devenir handicapé, au propre et au figuré, socialement ou physiquement. Driss est le pendant social du handicap corporel de Philippe. Et ces deux éclopés s’associent, sous le signe de Cendrillon.
Le conte sert à excuser l’échec (qui n’est dû qu’au hasard) et l’utilisation du handicapé à déclencher des émotions et à diffuser une morale anesthésiante autant que légitime. Les gags viennent amortir l’éventuel excès d’affects. Un bon dosage, qui explique l’efficacité du film : une sorte d’unanimité obligatoire qui en dit long sur la détresse sociale dominante.
Le saint crucifié par sa tétraplégie et l’autre saint qui le sert, crucifié par son milieu de naissance et sa peau, forment un couple sacré, intouchable. Leur rencontre et leur amour sont une rédemption qui les lave de tous leurs péchés : l’arrogance et la hauteur sociale pour l’un, la délinquance et la déchéance pour l’autre. Un film religieux, sans autre Dieu que la richesse qui a permis cette rencontre. Un film parfaitement réactionnaire.
Jean-Jacques Delfour, Professeur de philosophie en classe préparatoire
Leur presse (Libération), 29 novembre 2011.
Moi-même handicapée, intriguée par le succès fulgurant de ce film, je suis allée le voir. Et j’ai été très étonnée par son formidable manque de nuances !
Je suis tout à fait d’accord avec votre propos, et je me permets d’apporter de nouveaux éléments de réflexion :
Vous parlez des clichés véhiculés sur le « gars de banlieue », vous parlez moins des clichés à propos du handicap. Or, ils sont pléthoriques dans ce film : on y voit un homme tétraplégique isolé, enfermé dans son corps, dans son âme, dans sa citadelle d’or, et qui a besoin de l’aide de quelqu’un pour lui faire découvrir différentes facettes de la vie, qu’il peut fumer, boire, draguer ; en un mot, qu’il peut exister ! Donc, ici, le handicap n’existe pas par lui-même, il existe par un autre, par un valide. Vision misérabiliste et domino-centrée : où que l’on se place, Cendrillon est là ! Or, tous les handicapés ne sont pas comme ce personnage ; en tout cas, moi, je ne me perçois pas ainsi. Je construis ma propre représentation du handicap, qui n’est, en aucun cas, celle du sens commun qui généralise à outrance.
Ensuite, vous avez évoqué le caractère religieux du film : pour étayer votre thèse, je dirais que j’ai noté un processus d’angélisation (pardon pour ce néologisme !) du personnage de Philippe. Ce film aborde, certes, le thème de la sexualité (il est sensible des oreilles !), mais à des proportions infimes et politiquement correctes. De plus, ce personnage, qui n’a pas de corps, semble éthéré, semble avoir moins de matière que Driss. Or, cela reflète un préjugé prégnant dans notre société : la personne handicapée est perçue soit comme un ange, soit comme un démon, mais très peu, comme un humain. Or, moi, j’assume mon « humaine condition ». Pourquoi la renierais-je ?
Enfin, je trouve que, dans le film, l’accent est davantage mis sur le personnage de Driss que sur celui de Philippe. On voit plus ce que Driss apporte à Philippe, que l’inverse. Or, comme dans toute relation saine, l’apport est réciproque. Sinon, on retombe dans une relation de domination d’une partie sur l’autre. Peut-être le succès du film s’explique-t-il par la satisfaction inconsciente du public, qui s’identifie à Driss plus qu’à Philippe, de dominer ce qu’il méconnaît et ce dont il a peur : le handicap.
Des enthousiastes m’ont dit que ce film allait changer la perception du handicap dans notre société « validiste » ; je n’en suis pas si sûre !
merci ! Je sais à présent la signification de ce titre…