« C’est une révolution humaine et sociale par excellence, elle ressemble aux révoltes des esclaves »
Saleh al-Hamoui est l’un des chefs de file clandestins de l’Union des coordinations de la révolution syrienne. Contacté par e-mail, il nous raconte en exclusivité son quotidien de militant dans la ville de Hama. Par Sarah Halifa-Legrand et Céline Lussato.
Pourquoi vous êtes-vous engagé et comment expliquez-vous votre [présence] à la tête du mouvement de révolte ?
J’ai choisi ce chemin, comme tous mes frères de la révolution, pour nous libérer de la tyrannie. Par ses erreurs répétées, le régime n’a fait qu’accroître notre détermination à lutter. Si je suis à la tête du mouvement, ce n’est que le résultat d’une répartition des rôles entre nous : les uns ont choisi l’action dans la rue, d’autres l’information, d’autres encore, dont je fais partie, la planification de l’union des groupes.
Sans vous mettre en danger, que pouvez-vous nous raconter vos conditions de vie actuelles ?
Mon travail se divise en deux parties : l’une sur le terrain, l’autre sur internet. Sur le terrain, je planifie les manifestations et je les organise. Je détermine le parcours des manifestations, je prépare les banderoles, je formule les messages à scander. J’encourage ceux qui ont encore peur d’exprimer leurs revendications de liberté à le faire. Je supervise les listes des martyrs, des blessés, des détenus, afin de distribuer à leurs familles des aides financières. J’avais installé dans ma maison un hôpital de fortune, où je prodiguais moi-même des soins. Mais l’armée est venue tout saccager et a emporté les médicaments. Bien sûr, je participais aussi aux manifestations, mais je ne peux plus le faire car je suis recherché par les services de sécurité.
J’interviens sur les chaînes de télévision satellitaires et sur les radios pour témoigner de ce qui se passe dans mon pays, sans me montrer physiquement, car cette activité est considérée comme le crime le plus grave par le régime. Je communique et coordonne la résistance avec mes frères des autres villes, pour unifier nos efforts et nos conceptions afin de préparer la Syrie de demain, pour alerter les organisations des droits de l’homme sur les crimes du régime, et les documenter.
Pouvez-vous nous donner les profils des membres des coordinations ? Que veulent-ils ?
L’Union des coordinations représente la majorité de la rue en révolte car elle regroupe plus de 150 comités de coordination à travers toute la Syrie. Parmi ses nombreux membres, je peux vous citer : Abou Abdo et Abo Hassane, ils ont la trentaine et s’occupent des medias et de la communication ; Souhair al-Atassi, elle est l’un des piliers de l’Union des coordinations ; l’administrateur de la page la révolution syrienne sur Facebook ; Saba, un des plus important coordinateur administratif au sein de la coordination ; Sameh, le coordinateur administratif de la ville de Hama et le secrétaire de la coordination ; Guivara, il a la trentaine, il est membre du bureau politique ; Fayssal et Mohamad Doumani, ils ont la vingtaine et surveillent l’application des décisions ; Free Sham, également la trentaine, membre du conseil révolutionnaire et coordinateur général de la ville de Damas ; Oukba, le responsable du bureau médiatique… Ils ont tous la même volonté de servir la révolution.
Quelles sont la nature et la philosophie de votre révolution ?
Nous luttons pour la dignité d’un peuple fier et pour sa liberté. Une liberté qui repose sur les droits de l’Homme, la justice. C’est une révolution humaine et sociale par excellence, elle ressemble aux révoltes des esclaves. Auparavant, très peu d’opposants s’exprimaient ouvertement. La liberté a été le premier mot que nous avons crié — et il l’est toujours. Les manifestations ont ensuite pris le tournant de la revendication politique, elles se sont transformées en révolution pour l’indépendance, contre l’occupation. Une occupation qui nous est imposée par la force des armes et par les chars dans nos villes.
Après huit mois de bras de fer entre manifestants et régime, comment envisagez-vous l’avenir immédiat ? Quelle est votre stratégie ?
Nous voyons que le régime est en train de tomber. Mais plus il se rapproche de sa chute, plus nous craignons qu’il commette toujours plus de crimes. Il commence à sentir la force de cette révolution et à comprendre qu’il ne pourra pas l’arrêter. Cela se voit dans les nombreuses concessions, bien qu’elles soient mensongères, auxquelles il se dit prêt : modifier la constitution, remanier le gouvernement, accepter que certains opposants organisent des réunions, etc. Économiquement, le pays va de plus en plus mal : la livre syrienne a perdu 15% de sa valeur, les réserves monétaires commencent à s’épuiser et les hommes d’affaire encore loyaux au régime commencent à avoir peur pour leurs intérêts et ne sont plus aussi confiants qu’au début. N’oublions pas les coups que l’Armée syrienne libre porte au régime en défendant les manifestants.
Pour toutes ces raisons, nous pensons que la répression va s’accroître. Notre stratégie, pour y faire face, consiste à dispatcher les manifs sur plusieurs quartiers pour contraindre les forces de sécurité à se disperser, à organiser davantage de grèves et à initier un mouvement de désobéissance civile générale.
Quels rapports entretenez-vous avec cette « armée syrienne libre », créée en juillet par des dissidents de l’armée syrienne ?
Il n’y a d’autre lien entre l’Union des coordinations et l’armée libre que le soutien moral que nous lui apportons. Nous coopérons avec eux uniquement pour les prévenir des lieux de rassemblement afin qu’ils nous protègent.
Pris entre cette « armée syrienne libre » et la répression armée exercée par le régime, comment pensez-vous pouvoir continuer à maintenir un mouvement pacifiste ? Parmi les manifestants, certains ne sont-ils pas tentés de prendre les armes ?
L’armée libre nous sert justement à protéger ce caractère pacifique de la révolution. Plus il y a de soldats qui rejoignent cette armée, plus elle est à même d’assurer la sécurité des manifestants. Car nous savons que les forces de sécurité du régime n’attaquent plus les manifestations protégées par l’armée libre.
En réponse à la deuxième partie de la question : oui, il y a eu des positions réactionnelles à la répression sanglante et au sentiment d’abandon. Mais ce n’étaient que des réactions, qui ne modifient donc pas véritablement les convictions de nos membres. En revanche, nous pouvons craindre un glissement dans cette direction si le conflit perdure encore longtemps.
Pourquoi tous les anti-Assad ne parviennent-ils pas à s’entendre ? Qu’est-ce qui, par exemple, vous empêche de collaborer avec Michel Kilo ?
Les opposants traditionnels se distinguent des révolutionnaires par un aspect très important : ils classent les Syriens en islamiques, laïques, Frères musulmans… et, de ce point de vue, nous ne pouvons pas nous entendre. Pour les révolutionnaires, le classement est simple : soit tu poursuis les objectifs entiers de la révolution soit tu ne les poursuis pas.
C’est pour cette raison que nous nous éloignons de quelqu’un lorsque lui-même s’éloigne des buts fixés par la révolution. Et l’un des principes de la révolution est de ne pas dialoguer avec le régime. Si l’on ne collabore pas avec Michel Kilo, ce n’est pas en raison de ses convictions idéologiques, mais en raison de ses positions envers les objectifs et les principes de la révolution.
Pourquoi refusez-vous d’entrer dans le Conseil national syrien (CNS) tout en lui apportant votre soutien ?
Nous sommes la conscience de la révolution, comme les peuples qui surveillent les gouvernements. Nous ne voulons pas faire perdre ce garde-fou à la révolution. Si nous soutenons néanmoins le CNS, c’est parce que nous considérons que la révolution a besoin d’une représentation politique. Or, c’est le rôle que tient le CNS.
Certains membres du Conseil national affirment que des places sont occupées par des personnes se revendiquant des coordinations. Qu’en est-il ?
On ne peut répondre à cette question que par la carte du mouvement de révolte syrien : il est divisé en quatre parties :
1- Les 150 coordinations faisant partie du comité des coordinations générales.
2- Le haut conseil de la révolution syrienne. Je ne connais pas exactement le nombre de coordinations qui l’ont rejoint. Il fait partie du CNS.
3- Des comités de coordinations locales. Ils sont entre 10 et 15 et eux aussi ont rejoint le CNS.
4- Des coordinations encore indépendantes, elles sont peu nombreuses.
Donc, il se peut que les membres du CNS parlaient des trois premiers points, et non de nous.
Il n’y a pas de différents entre nous. Les coordinations ont le libre choix de travailler avec un partenaire, nous travaillons tous dans le même but et avec les mêmes méthodes.
Qu’attendez-vous de la communauté internationale ? Pourquoi refusez-vous toute intervention militaire ?
En tant que peuple syrien faisant partie d’une communauté internationale qui a fixé des lois pour protéger les peuples, nous attendons que ces lois soient mises en application. Nous refusons donc toute ingérence et toute opération en dehors du cadre de l’ONU et des lois internationales. Nous ne refusons pas une intervention militaire si elle approuvée par ces lois. De toute façon, est-ce que leur application repose sur notre accord ou notre refus ?
Le régime vous accuse d’être manipulés par des pays étrangers. Que lui répondez-vous ?
L’Occident n’a pas cessé de traiter le régime syrien d’assassin et de criminel. Et pourtant, les relations diplomatiques et politiques n’ont pas été rompues. N’est-ce pas une contradiction ?
Ces accusations portées contre nous sont les mêmes que celles répétées par Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Ali Saleh contre leur peuple. Si nous étions soutenus par des pays étrangers, nous aurions pu aider les enfants des martyrs qui dorment le ventre vide et nous n’aurions pas manqué de médicaments pour soigner les blessés.
Le régime syrien menace les pays du Golfe avec les chiites, la Turquie avec le PKK, les alaouites avec la vengeance des sunnites, les druzes avec les tribus et les clans, l’Irak avec le trafic d’armes, le Fatah avec le Hamas, les chrétiens avec les Frères musulmans, Hariri avec le Hezbollah, les manifestants avec les chabiha, les États-Unis avec la sécurité d’Israël, la famille Makhlouf avec les fils de Rifat el-Assad, le Liban avec la fermeture des frontières. Il menace même les forces de sécurité avec les gardiens de la révolution iranienne, et son peuple en l’assiégeant, en le bombardant… il menace, menace encore… et continue de parler de complots !!!!!!!!!
Après sept mois de manifestations, le mouvement n’a pas pris d’ampleur. Il reste notamment très faible à Damas et Alep. De quoi, selon vous, la population a-t-elle peur ?
Elle a surtout peur des rumeurs que le régime a réussi à répandre. Mais y a-t-il un quartier à Damas qui n’a pas connu de manifestations ? Midane, Aljozdanié, Alkaboune, Barzeh la ville, avenue Bagdad, Bab Sreijeh, Alhamidiyeh, Bab Almsalah, Alkadame, et d’autres encore. Il est vrai qu’à Alep le mouvement est plus faible. La présence des forces de sécurité est très forte dans ces deux villes. La population craint de se faire écorcher, électrifier les organes, violer, arrêter. Je vais vous dire quelque chose : les coups de bâtons, même des bâtons électriques, c’est ce qui nous effraie le moins.
Si on laissait les gens s’exprimer en toute sécurité, vous auriez vu toute la Syrie dans la rue en quelques jours, comme cela s’est passé à Hama, quand le préfet a interdit de s’attaquer aux manifestants pendant un mois et demi. Les manifestations étaient alors incessantes, et elles réunissaient à chaque fois 500.000 personnes, sachant que Hama compte 800.000 habitants en comptant les vieux et les tout petits qui, bien sûr, ne sont pas sortis. Toute la ville était dans la rue.
Comment imaginez-vous la Syrie d’après-Assad ? Quel rôle pensez-vous y jouer ?
La Syrie après l’indépendance sera un pays que personne ne fuira par peur ou ne quittera par besoin. Les expatriés voudront y retourner. Ce sera un pays où l’on n’aura pas peur de dire ses convictions et ses idées ou de pratiquer sa foi. Un pays où nous aurons le droit de choisir qui nous gouverne. Notre rôle, le vrai, commencera après la révolution. En fait, nous, les Syriens, nous allons vivre une période de convalescence qui peut durer. Nous sommes les malades de la tyrannie et de la répression. Et comme tous les malades, après guérison, nous aurons une convalescence pour récupérer la bonne santé de notre humanité. Quant à nous, nous resterons les gardiens de la révolution jusqu’à la réalisation de tous nos objectifs : la liberté basée sur les droits de l’homme, la justice, et la dignité d’un peuple fier.
Leur presse (propos recueillis par Céline Lussato et Sarah Halifa-Legrand – Le Nouvel Observateur), 17-19 novembre 2011.