Égypte : génération ultras
Entre deux gorgées de bière, Mohammed Gamal passe une main dans sa crinière gominée sous les regards amusés des clientes du bistrot. « Je me présenterais bien aux législatives en indépendant… Mon seul problème, c’est les femmes : elles m’adorent et ça se sait. En Égypte, ça craint », lance-t-il, dans un éclat de rire tonitruant. Avec un art consommé de la dérision, il agite ses bras musclés en signe d’impuissance, fidèle à sa réputation de blagueur. Mais pour ses admirateurs, il a bel et bien les moyens de ses ambitions, y compris pour les législatives, dont le premier tour aura lieu le 28 novembre.
Pourtant, Mohammed Gamal n’est ni une star, ni un homme politique, ni un idéologue, ni même un révolutionnaire. C’est un héros d’un genre particulier : il se présente comme un « ultra », ce courant de supporteurs de football qui s’est développé en Europe et en Amérique latine depuis les années 1970 avant d’aborder les rivages nord-africains au début des années 2000. Entretenant une dévotion exacerbée pour leur club favori, les ultras se distinguent par leur critique du « football télévisé et marchandisé » et par leur hostilité vis-à-vis de la police, leurs démonstrations d’enthousiasme s’accommodant mal des restrictions imposées par les forces de l’ordre. Mais en Égypte, leur culture critique et rebelle a pris un sens particulier dans le contexte social et politique de la fin de règne d’Hosni Moubarak.
Les premiers groupes ultras y sont apparus en 2005. Mohammed Gamal a été le fondateur, en 2007, de l’un des plus célèbres d’entre eux : les White Knights, supporteurs du Zamalek SC. Face à des structures sportives patriarcales et autoritaires, acoquinées avec les « patrons » du Parti national démocratique (PND) d’Hosni Moubarak, les ultras égyptiens revendiquent leur indépendance en critiquant le management des clubs et des fan-clubs. Ils deviennent vite la bête noire des médias sportifs, qui les décrivent comme des voyous communistes, des athées, des drogués et, à l’occasion, comme des « déviants sexuels ».
Ce mouvement, qui se développe d’abord sur Internet, prend rapidement une ampleur inédite qui inquiète les services du raïs. Dans un régime où les organisations sont interdites, les ultras se révèlent en effet capables de rassembler, autour d’un noyau dur de « parrains », des milliers de membres d’une vingtaine d’années qui se réunissent régulièrement, disposent de forums Internet et d’un budget autonome (financé par les fans) qui leur permet de monter de coûteuses chorégraphies à base de supports visuels. Pour se protéger, ils refusent le contact avec les médias, utilisent des noms d’emprunt (Mohammed Gamal est connu sous le sobriquet de Jimmy Hood), développent une culture du secret et des structures légères et relativement démocratiques, fondées sur des cercles de décision. Ils sont alors, après les Frères musulmans, les groupes les mieux organisés pour échapper à la tutelle du PND.
Surtout, les ultras n’hésitent pas à se rebeller violemment contre les humiliations et la brutalité de la police. Dès 2007, ils entrent en confrontation ouverte avec le ministère de l’intérieur. Les affrontements se multiplient dans les stades, mais surtout dans les rues à l’occasion de véritables batailles rangées. « Les ultras ont été le premier groupe en Égypte à réagir à la violence et à l’oppression du ministère de l’intérieur par la violence », commente Ashraf El-Sherif, politologue et maître de conférences à l’Université américaine du Caire.
La police commence à arrêter les leaders chez eux avant les matches et les fait comparaître devant des tribunaux militaires, poussant certains membres vers le hooliganisme. « J’ai été arrêté seize fois depuis 2005, parfois jusqu’à treize jours, affirme Mohammed Gamal, hilare, alors qu’il dit avoir eu le tympan éclaté et la mâchoire brisée. Mais la première fois, c’était même pas dans un stade, j’étais en vacances avec des amis à Dahab sur la mer Rouge, en 2001. J’avais à peine 20 ans. Ils m’ont arrêté avec vingt-cinq types qui n’avaient rien fait. Les flics, c’est ma passion, je les hais à en mourir. »
Au cours de ces affrontements, les ultras développent des techniques de combat de rue dont l’efficacité éclatera au grand jour sur la place Tahrir lors de la révolution. Les Égyptiens découvriront alors qu’ils sont les seuls à savoir mener des batailles rangées contre les forces de l’ordre. Au soir du 25 janvier, premier jour de la contestation, ils sont sur la place sans qu’aucune consigne officielle ait été donnée aux groupes par les « parrains ».
On les retrouve ensuite en première ligne sur tous les fronts : habitués aux gaz lacrymogènes, aux balles en caoutchouc et à franchir les murs du stade, ils savent renvoyer une grenade, sauter sur un camion de police, escalader les lampadaires et jouent un rôle logistique décisif dans les victoires remportées par les révolutionnaires. Créatifs, ils donnent aussi à la révolution ses slogans et ses rythmes emblématiques, typiques du répertoire des supporteurs. « À Tahrir, on s’est souvent cru au stade, surtout quand Moubarak a annoncé sa démission », se souvient avec émotion Ashraf El-Sherif.
Cet héroïsme leur a valu une reconnaissance certaine parmi les activistes et l’admiration d’une grande partie de la jeunesse égyptienne. Mélange de fraternité romantique et d’individualisme forcené, leur style de vie provocant et déjanté impressionne une génération aux prises avec des carcans sociaux et religieux pesants. Leurs mots d’ordre et leurs emblèmes sont devenus les symboles d’une jeunesse qui a soif de rébellion. L’acronyme ACAB pour « All Cops Are Bastards » (« Tous les flics sont des bâtards ») parsème aujourd’hui les rues du Caire aux côtés de tags désormais célèbres — comme celui de l’homme masqué qui fait un doigt d’honneur ou qui casse une télévision. Leur art de l’insulte fait les délices des activistes, et leurs chansons sont désormais une part incontournable d’une culture underground en plein essor fondée sur l’expression de soi, l’individualisme et le plaisir.
Mais les ultras provoquent aussi l’intérêt des partis politiques. À cause de leur nombre d’abord. Les Ahlawy, les White Knights et les Blue Dragons (les trois groupes actuels les plus importants) réunissent aujourd’hui près de 20’000 membres actifs et sont susceptibles de mobiliser plus de 50’000 personnes. « Les ultras White Knights peuvent à eux seuls faire descendre 25’000 personnes prêtes à combattre dans la rue en quelques minutes », assure Mohammed Gamal.
Pourtant, les ultras résistent aux appels du pied des partis et refusent de se positionner sur l’échiquier politique, cultivant un anarchisme farouche qui les fait se gausser des révolutionnaires eux-mêmes : « Sur la place Tahrir, tous les activistes nous ont poussés à mettre les Frères musulmans dehors, mais nous, on ne rentre pas dans ce jeu-là, déclare un jeune initié croisé place Tahrir. Les politiques nous appellent en permanence pour les manifestations. Mais on n’est pas les marionnettes des gens contre le système. De toute façon, on a fait cette révolution contre la police, c’est tout, pas pour les gens. Personne ne nous défendait avant, tout le monde nous prenait pour des racailles. Nos fans de la troisième heure, qu’ils aillent se faire voir. »
De fait, les ultras refusent jusqu’à présent d’imposer à leurs groupes des mots d’ordre politiques, soucieux de préserver leur grande diversité sociale qui les fait rassembler riches et pauvres, laïcs et islamistes, gauchistes, salafistes, libéraux et Frères musulmans, toutes différences dissoutes dans l’amour d’une même équipe. Cette retenue en déçoit certains : « L’angoisse provoquée par les ultras reflète un conflit de fond au sein de la société égyptienne entre deux rythmes de vie, l’un mou au point de ne pas se rendre compte de sa sclérose et l’autre enthousiaste, tumultueux et anarchique au point de ne pas aller jusqu’au bout de ses capacités révolutionnaires », regrette Ashraf El-Sherif.
Pourtant, les ultras sont devenus depuis la révolution les critiques les plus virulents du ministère de l’intérieur et du Conseil militaire. Ils entretiennent à tout prix la révolte contre la police, refusant de faire la paix et participant en masse aux manifestations contre le Conseil supérieur des forces armées. Tous les matches sont désormais des occasions privilégiées de ridiculiser les policiers en leur rappelant leur défaite du 28 janvier — dépassée, la police avait été remplacée dans les rues par l’armée — par des chants déjà cultes : « Corbeau stupide/T’étais nul en classe/T’as eu 10 sur 20 en payant un pot-de-vin/Mais t’as quand même pu t’offrir les meilleures facs/Pourquoi tu niches dans ma vie ?/Juste pour me la pourrir/On n’oublie pas Tahrir, fils de pute. »
Pour Amr Abderrahmane, membre de l’Alliance populaire socialiste, ce positionnement à part est l’aspect le plus « inspirant » des ultras : « Cette génération née sous Moubarak et avec Internet a été capable de créer une nouvelle identité anti-classe moyenne et de provoquer la moralité ambiante. Ils sont une face de la révolution que tout le monde voudrait oublier : celle de la rage, de la colère. Pas la face proprette à fleurs du jeune poli : la face anti-sociale, anti-famille, anti-institution, anti-morale. Ils utilisent le stade pour promouvoir cette nouvelle identité. »
Athlétiques, théâtraux, rapides, à demi dénudés, les ultras continuent à crier leur haine de la police et des militaires dans les manifestations en enchaînant leurs chorégraphies fétiches sous l’œil réprobateur des salafistes et des mères de famille. « Il n’y a pas de virginité de la place Tahrir, commente Mohammed Gamal, laconique. Je me mets à poil si je veux. »
Leur presse (Claire Talon, Le Monde), 18 octobre 2011.