Conclusion
Pour les révolutionnaires, les événements récents en Tunisie vont longtemps rester une importante source de réflexion. La richesse et l’ambiguïté des mouvements populaires qui ont ébranlé ce petit pays méditerranéen et accéléré l’histoire dans cette grande région du monde et au-delà méritent une analyse fine de la part des militants de la cause ouvrière. Nous rejetons ainsi les évaluations faussement tranchées et réellement symétriques qui qualifient ces mouvements de purement prolétariens ou de purement démocratiques. Le prolétariat de Tunisie est bien plus qu’ailleurs véritablement à l’origine des révoltes proches et moyennes orientales. Sa révolte contre la vie chère, la pauvreté et le chômage sans revenus a rendu possible le bouleversement. Une révolte qui n’a impliqué que quelques dizaines de milliers de sans-réserves d’une zone oubliée de l’arrière-pays a mis le feu aux poudres. Un feu que les mêmes prolétaires n’avaient pas pu répandre auparavant, en dépit de leurs luttes passées parfois d’une intensité au moins égale à celles de ces derniers mois.
L’envolée des prix alimentaires et énergétiques ainsi que l’incapacité des États de la région à saisir rapidement le potentiel destructeur de ces mouvements ont fait la différence. La perception que les classes dominantes se sortent plus rapidement et bien mieux de la crise financière puis budgétaire que les prolétaires a fait éclore la haine de classe. La répression brutale de manifestations certes déterminées mais somme toute pacifiques a fait le reste. Au lieu d’arrêter les prolétaires, elle les a davantage convaincus que la seule solution collective est dans la rue et que le seul combat qui vaille est celui qui ne recule pas devant l’usage de la force de la part de l’État et de ses corps armés. L’émeute, les tentatives insurrectionnelles sont devenues monnaie courante et rythment encore maintenant la respiration sociale de ces pays.
Toutes les strates de la société civile qui n’étaient pas intéressées par la forme politique particulière de la domination bourgeoise en Tunisie se sont rapidement jointes au mouvement en lui apportant des aspirations et des revendications disparates, souvent contradictoires avec l’inspiration d’origine de marque prolétarienne. Le lissage opéré par la répression a entravé la polarisation de classe au sein même du mouvement. Le plus petit dénominateur commun a rapidement glissé, au fil des jours de la lutte défensive des prolétaires contre les conditions matérielles de vie dégradées menée de façon éruptive et violente, en un combat interclassiste dominé par la demande de démocratie politique et de rejet de la « corruption » du pouvoir exprimé lui aussi par la mobilisation illégale de la rue. La faible présence dans la révolte de segments organisés de la classe ouvrière d’usine a certainement contribué à la dilution de la lutte de classe dans la lutte démocratique pour la rationalisation et la modernisation de la domination du capital.
Ceci n’implique cependant pas que les prolétaires en révolte aient cessé d’exister par eux-mêmes, aient interrompu leur marche en avant pour céder le pas à leurs alliés d’un temps. L’instabilité sociale et politique qui règne en Tunisie, l’envie de s’en sortir d’ailleurs exprimée avec rage et désespoir par des dizaines de milliers de jeunes pauvres, la fragilisation qu’on espère durable des mailles de l’État sont autant de signaux qui indiquent que la lutte de classes n’est pas éteinte et que son potentiel demeure fondamentalement intact. La présence d’une classe ouvrière d’usine relativement plus nombreuse que dans les autres pays de la région, animée par l’agitation sociale est à coup sûr un solide facteur d’espoir. La tradition de combativité jamais brisée du pays où tout a commencé en est une autre. À l’inverse, l’absence d’une quelconque expression autonome embryonnaire du prolétariat couplée à la mue réussie d’un syndicat omniprésent et au retour en force de l’islam politique organisé imposent aux classes subalternes un terrain de confrontation politique qui ne leur appartient pas.
La confiscation du terrain de la politique ouvrière opérée jusqu’ici avec un succès certain par ces deux courants représente désormais le principal obstacle à franchir. Le dépassement de cet obstacle est entre les mains de tous les prolétaires révoltés mais la responsabilité première du dénouement relève de la classe ouvrière d’usine. Si celle-ci ne parvient pas, par ses luttes autonomes, à remettre sur pieds, c’est-à-dire à ancrer dans la critique pratique radicale des rapports de production, la politique de la révolte, celle-ci ne sera jamais pleinement politique sans, pour autant, s’avérer efficacement défensive. Les limbes de l’émeute sans lendemain et qui oublie en cours de route sa raison sociale spécifique menacent la poussée prolétarienne dans ce pays.
Plus en Tunisie qu’ailleurs car c’est dans ce pays que les chances sont les plus élevées d’un dépassement simultané du caractère défensif du mouvement qui n’est assumé que partiellement ainsi que de sa forme politique hybride et inachevée. Plus en Tunisie qu’ailleurs car de telles émeutes ont, depuis 1978, été nombreuses. Faute de quoi, le capital retrouvera un point d’équilibre plus solide car bâti sur une victoire qui n’est en rien militaire mais purement politique. Dans ce cas, et seulement dans celui-ci, on pourra inclure pleinement et définitivement dans le processus de restructuration démocratique de l’État les récents mouvements de lutte en Tunisie.
Pour éviter cette issue aux pires conséquences politiques pour le prolétariat de la région il est impératif d’encourager toute tentative même très minoritaire d’organiser les raisons et la colère prolétariennes au sein d’organismes qui échappent au contrôle syndical et qui valorisent le contenu ouvrier du mouvement. Ces organismes politiques de base n’existent pas à ce jour car les combattants les plus convaincus de la classe se sont faits absorber par les dynamiques de l’affrontement direct avec les corps répressifs et de l’œuvre d’épuration des « corrompus » de l’ancien régime. Au lieu d’agir en corollaire incontournable d’une lutte politique indépendante déployée, l’exercice de la force par le prolétariat sert ici comme succédané de celle-ci. La pression sociale monte mais la soupape politique, constituée au sein de l’État et les organisations politiques et syndicales reste en place. Quoique transformée et remise ici et là à neuf, elle fonctionne à plein. Dans ce contexte, comme en Égypte, dans un premier temps, les prolétaires interpréteront fort probablement la plus grande liberté acquise de mettre un bulletin de vote dans les urnes électorales comme une immense conquête. Le tout est de savoir combien de temps la démocratie bourgeoise élargie parviendra à faire illusion. Nous n’avons pas la réponse à cette question mais le simple fait qu’elle puisse légitimement être posée est une énorme avancée par rapport au passé récent.