« Je sais pas quoi faire, qu’est-que je peux faire, je sais pas quoi faire, qu’est-ce que je peux faire, je sais pas quoi faire, qu’est-ce que je peux faire… »
Dijon, printemps 2011. Les débats sont aussi bondés qu’abondants. Une semaine de l’environnement pour s’informer chaque soir sur les ravages de l’agriculture industrielle, de la privatisation des semences, sur l’arnaque du capitalisme vert et de l’urbanisme durable. Un mois de ciné citoyen pour décrypter l’aliénation au travail, se nourrir d’images d’ouvriers et d’ouvrières en lutte ailleurs, questionner la gestion des centrales syndicales. Entre les revues, les brochures, les documentaires, les café-citoyens, les biblios Tanneries, les causeries libertaires, les cinés-discussions, les cafés-repaires, les forums sociaux locaux, il y a de quoi remplir des agendas à décrypter la misère du monde et pointer du doigt les responsables jusqu’à la nausée. Après quoi, on interroge l’intervenant-e sur les conditions de tournage, la démarche, l’angle de vue, on demande à préciser et on polémique. Et puis souvent quand même, comme dans la ritournelle, la question surgit : « mais qu’est-ce qu’on peut faire ? » Et c’est le drame. Enfin… Quand ça se passe à l’autre bout du monde, on se dit qu’on peut toujours soutenir de loin : il faudrait continuer à en parler, conscientiser plus, créer une liste d’info ou envoyer des sous. Souvent quand c’est plus proche de nous, on ne sait paradoxalement pas trop par quel bout prendre la situation. Et puis parfois, quand bien même c’est incertain et insatisfaisant, il y a aussi des propositions qui émergent, des tentatives de faire obstacle. Pas l’action pour l’action, histoire de combler le vide tant bien que mal, mais une recherche de gestes un peu conséquents.
Et puis après ? Combien, sur les centaines de personnes très concernées croisées en une semaine aux débats sur l’environnement se risqueront à manifester ou à prendre leur bêche, à la fin de la semaine, pour défendre un potager occupé ? Combien vont descendre dans la rue au petit matin pour tenter d’empêcher l’expulsion d’un immeuble après s’être lamenté-e-s sur le sort réservé par l’État français aux populations rroms ? Combien, au final, de passages à l’acte, de désobéissances et de désertions dans l’amphi plein à craquer de celleux venu-e-s applaudir les propos anticapitalistes vitriolés de Paul Ariès ? Combien de « faut que ça pète » et « on ne peut pas laisser faire » restés sans conséquences ? Combien préféreront s’endormir devant un film d’action que de rejoindre le blocage d’un dépôt pétrolier quand ça discute partout de la nécessité d’aller au delà des manifs ? Combien reprendront en cœur les refrains rageurs appelant à détruire le capitalisme sur fond d’accordéon ou de guitares saturées tout en restant à table à regarder fondre des efferalgans si par malheur il se passe quelque chose le lendemain ? Inutile de faire de grands dessins, le constat est souvent cruel et les rues dijonnaises sont généralement calmes — sauf quand la corpo médecine a bu un coup de trop ou que ça roule pour le DFCO.
Parfois, on a envie de faire voler en éclat les innombrables palabres et de reprendre à son compte la harangue provoc’ des écolos radicaux anglais de Earth first, lassé-e-s de la délégation de l’action aux « spécialistes » et des blablas de bonne conscience : « J’en suis venu à penser que les mots et écrits n’étaient rien et devaient mourir, parce que l’action est l’essence de tout et que lorsque l’on n’agit pas, on ne fait rien » (une citation du squatter médiéval Gerard Winstanley qui s’agaçait déjà à l’époque).
Une militante dijonnaise nous confiait récemment : « Nous, ça fait dix ans que l’on fait de l’éducation populaire, des débats, des forums… On continue à se dire que le problème c’est que l’information manque, je crois que les gens ça va ils savent hein, enfin il y en a un paquet qui savent, mais on n’arrive juste plus à donner un horizon pratique à ce savoir et à transposer ça dans le réel. »
On est pourtant bien d’accord, la société et son spectacle nous abrutissent, le sentiment des conflits qui se jouent entre groupes sociaux est de plus en plus brouillé au fur et à mesure que la domination se peaufine, les cultures populaires de lutte et leur transmission ne sont plus ce qu’elles étaient. On a perdu le goût des programmes et des sujets révolutionnaires — sans pour autant les regretter — et on ne sait plus toujours très bien par où les révoltes peuvent encore éclore. Et puis rien ne sert de s’agiter dans tous les sens et de foncer dans le tas, si on ne se donne pas un peu de perspectives et de pensées stratégiques. Alors ça nécessite d’échanger, de se former et de se décider, au mieux sur des horizons communs, au moins sur quelques tactiques à mettre en pratique. On ne s’embêterait d’ailleurs pas à créer un journal si on ne pensait pas quelque part contribuer à penser le monde et à pouvoir agir en conséquence. L’objet de ce texte n’est donc pas de jouer les purs et durs et de cracher dans la soupe, les images et les mots, mais bel et bien d’interroger ce qui dans le militantisme millenium 2.0 à la sauce moutarde rend si difficile le passage à l’acte collectif.
Alors qu’est-ce qui se passe pour que ça ne se passe pas ?
Qu’est-ce qui nous englue dans le débat ? On peut bien se dire que le vrai problème, au fond, c’est l’absence de perspectives, et qu’il faudrait renouveler de fond en comble notre rapport au politique, l’idée même de militantisme et les formes d’actions et de regroupements qui vont avec. En attendant d’avoir éclairci l’horizon, on navigue à vue et on cherche quand même à s’organiser, à réagir et l’on ressent bien certains obstacles. Alors, quitte à le prendre par le petit bout de la lorgnette, ce coup de gueule n’a pas la prétention d’explorer de nouveaux paradigmes, mais de formuler quelques hypothèses sur ce qui nous paralyse, au quotidien, dans la culture militante dijonnaise et sûrement au-delà. Quitte à agacer, paraître arrogant-e-s, mais au fond à se retrouver pas mal pris-e-s aussi dans ce qui se pointe du doigt ici.
Tout d’abord, il y a l’ambiance locale : le militantisme dijonnais 2.0 c’est vivre dans une petite ville de gauche, où personne ne s’oppose jamais trop frontalement parce que celleux qui pourraient agir estiment que ça pourrait être pire si c’était la droite, connaissent un peu trop bien celleux qui tiennent les rênes, tiennent à garder de bonnes relations, ou dépendent un peu trop de leurs subventions pour se montrer malpoli-e-s. Ce sont des collectifs anti-sécuritaires qui se montent contre une loi d’État en invitant les élu-e-s locaux, même si celleux-ci posent des caméras un peu partout depuis 6 mois. Et tout le monde fait en sorte d’éviter cette question pour garder leur signature, parce que l’important, c’est l’unité. C’est un théâtre public qui veut des tables de presse « politiques » mais sans textes « subversifs » quand il met en scène les luttes révolutionnaires armées des années 70, parce qu’il reçoit de l’argent public. Des groupes qui ne veulent pas jouer sur un jardin squatté parce qu’ils répètent dans un local municipal et qu’on pourrait le prendre mal. Un cinéma qui ose un édito sur la mairie qui réprime les Rroms et qui se fait rappeler à l’ordre dès le lendemain par un ponte qui leur exprime qu’on ne leur donne pas des sous pour qu’« ils racontent des conneries pareilles ». C’est l’auto-contrôle le plus souvent ou le rappel à l’ordre, ferme et discret, pour les plus audacieux et audacieuses.
Le militantisme 2.0, ici et là, c’est cette forme d’amnésie collective sur l’histoire des luttes, sur les grèves dures, les conflits irréconciliables et les pavés dans la mare, les incarcéré-e-s et les cicatrices, tout ce qui a forcé celleux d’en face par le passé à lâcher du lest et permis les marges de manœuvre que l’on ne cesse de laisser filer aujourd’hui. Le militantisme 2.0, c’est quand on a intégré que les décideurs sont à l’écoute et que tout peut se jouer dans un cadre responsable, légal et pacifié, qu’il faudrait renfermer la colère parce que tout ce qui perturbe est violent, et que la violence c’est mal. C’est quand on est persuadé qu’on ne peut plus rien faire d’illégal parce qu’il ne serait plus possible d’échapper au traçage technologique et policier. C’est quand on peut se payer le luxe d’avoir un rapport moral à la violence parce qu’on a le statut social qui va avec. C’est quand on est prof et que l’on a rien de mieux à faire en plein mouvement social que de s’organiser avec la police pour empêcher ses élèves de partir en manifestation « non-autorisée ». C’est quand on s’est convaincu que la politique était une affaire de dialogue et que l’on a oublié que pour les puissants, la politique est surtout une poursuite de la guerre par d’autres moyens. C’est faire comme si l’on n’obtenait pas que des miettes, si on ne leur force pas la main à un moment ou à un autre. C’est oublier que la force collective, si elle ne veut pas être récupérée ou ignorée ne peut pas toujours se passer d’être surgissement violent, prise de risque et matérialisation d’un conflit.
Le militantisme 2.0, c’est l’automatisme : problème = rassemblement + communiqué, et l’imagination en berne. C’est à chaque fois que l’on se laisse asséner que le but principal d’une action est sa représentation médiatique et que dans les démocraties du 3e millénaire, ce qui pèse dans la balance, c’est avant tout les médias. Même si tout cela arrange trop bien l’ordre des choses et nous rend inconsistant-e-s, au point de ne plus laisser de nous que des images.
Le militantisme 2.0 c’est l’univers virtuel et la surdose quotidienne d’informations, la politique empâtée dans un cercueil molletonné, d’où l’on peut crier en majuscule autant qu’on voudra et ne jamais sortir. Quand on a tellement de sites à lire, de commentaires à poster, de cyber-pétitions, de mails à faire suivre que l’on peut changer le monde nuit après nuit derrière son ordinateur. Jusqu’à ce que tout le reste paraisse bien fatiguant. Ce sont ces innombrables listes de discussion avec 300 abonné-e-s qui se tiennent informé-e-s, 15 personnes qui passent de temps en temps à travers l’écran et l’illusion d’être beaucoup.
Le militantisme 2.0 dans une ville déjà bien gentrifiée et en voie d’éco-aseptisation, c’est quand l’idée de communauté de lutte a fait long feu, et que l’on fait comme si l’on pouvait agir seul-e ou avec son supermarché. Comme si être plus clairvoyant-e, mieux consommer, moins gaspiller chacun-e dans son coin pouvait changer l’ordre des choses et pas juste nous offrir quelque niches et un peu de bonne conscience.
Le militantisme 2.0 c’est cette capacité mondaine à s’émerveiller des insurrections arabes quand elles sont lointaines et à qualifier de « révolutionnaires » celleux qui ne seraient que d’affreux-ses « casseurs » par ici quand une rage s’exprime dans les quartiers ou dans les manifs. Parce qu’évidemment par chez nous « ça n’a rien à voir », les « responsables » sont à l’écoute, jouent le jeu et n’ont pas besoin qu’on se soulève.
C’est bien d’autres choses encore, tout ce qui nous échappe et qui fait qu’on n’y croit plus au-delà de l’indignation, que cela nous semble vain, ennuyeux, ou que l’on est paralysé par la peur des conséquences, tout ce qui nous tient à un certain confort malgré tout et qui est la meilleure des polices.
Clore le débat…
On a tou-te-s assisté à ces débats où l’on avait l’impression que ça partait dans tous les sens et surtout dans le vide, parce que de toute façon rien de ce qui va être dit n’engage finalement qui que ce soit dans l’assistance. (soupir)
On n’a peut-être pas toujours assez en tête l’excitation des moments où la discussion est nourrie par ce que l’on a risqué ou construit ensemble la veille, par les complicités qui se nouent dans l’action, parce ce que ce qui est dit a des enjeux immédiats pour la suite, et que l’on parle de ce que l’on vit et pas seulement des histoires des autres. On devrait peut-être se demander plus souvent à quoi cela sert d’aller à un débat de plus, sans que les échanges aient été alimentés entre-temps par une aventure collective.
On s’anesthésie de tellement de récits qu’on oublie que le plus palpitant reste de surgir là où l’on n’est pas attendu, de courir ensemble dans la rue, de reprendre un peu ce dont on a été dépossédé, d’empêcher un tractopelle de passer, de faire des rencontres dans l’adversité, de dire ses quatre vérités à celui qui nous humilie au quotidien ou qui veut nous écraser, de briser la porcelaine et de gagner aussi parfois. La puissance collective émerge au prix de cette sortie du débat.
On nous dira bien ce qu’on voudra. On sait que tout ce que l’on a obtenu et arraché dans cette ville c’est avant tout parce que l’on s’est battu et que l’on a pas joué le jeu.
Alors même si l’on ne sait pas toujours sortir du débat, on est loin d’être blasé-e-s. Et puis, au-delà, on sait bien qu’on n’est pas les seul-e-s à agir par ici, que plein de gens ne font pas que refaire le monde autour d’une table et résistent ensemble, à visage découvert ou à pas de loups les nuits sans lune.
Blabla no 13, 13 mai 2011.