Mais que fait « Polisse » ?
Nous devrions remercier Pierre Schöller pour son film l’Exercice de l’État car il nous redonne confiance dans les capacités de l’art pour poser de nouveaux problèmes politiques. Mais aussi pour avoir rendu moins dramatique la sortie, une semaine plus tôt, de Polisse de Maïwenn qui a fait néanmoins beaucoup plus d’entrées et que les critiques et le public semblent adorer.
Tandis que Pierre Schöller nous fait réfléchir, voire aimer, ce régime politique si peu sexy, si contraire à notre nature qu’est la démocratie, Maïwenn s’acharne à faire exactement le contraire. Et ceci avec tant de passion qu’en quittant la salle, on peut se sentir soit insulté, soit dans l’incapacité presque absolue d’abriter le moindre espoir dans le genre humain. Non pas parce que la jeune réalisatrice nous montre le nombre incalculable de pédophiles et autres monstres analogues qui sévissent à Paris et que la brigade de mineurs traque, interroge et capture. Si l’on sort de la salle accablé, c’est parce que ce film semble une commande du ministère de l’Intérieur — voire d’un obscur dictateur d’une République bananière — dont le but aurait été de composer une sorte d’hymne aux forces de l’ordre. La réalisatrice nous explique que pendant que nous dormons, travaillons, nous amusons dans la plus grande insouciance, la police veille sans relâche, sans retenue, sans faute, à ce que nos enfants ne tombent pas dans l’enfer. Ce sont eux, les policiers que nous ignorons, critiquons, méprisons, envoyons même au tribunal pour un oui ou pour un non, qui permettent que cette société tienne, se tisse, ne se rende pas complètement malade et qu’elle puisse envisager, dans le regard innocent d’un enfant sauvé, son propre avenir. Et en voyant le type de personnes qui s’y sacrifient, notre reconnaissance, voire notre honte, augmente.
Car dans Polisse, la police apparaît comme une bande de boy-scouts ou de Justes, dont l’addiction au Bien est comparable à celle que d’autres éprouvent pour le sexe ou pour la drogue. Entre eux et la société civile il n’y a ni barrières, ni règles de procédure, ni avocats car tout se résout comme dans une famille. Ces policiers agissent comme des parents, des instituteurs, des oncles et des tantes exemplaires, honnêtes, sans vices. Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, Polisse se présente comme une rébellion, comme une transgression envers l’ordre établi. Maïwenn est une vraie révoltée qui veut briser les tabous, dire tout haut ce que personne ne veut entendre. Ainsi, elle nous montre sans complexes ni retenue le caractère ordinaire, quotidien, massif des pires violences contre les enfants, le vrai visage de cette société cachottière. Voici une femme quelconque, qui n’a pas une tête de pédophile, se promenant dans la rue avec un landau et deux enfants. Une policière la soupçonne car l’un de ses fils a mangé un sandwich au goûter plutôt qu’un gâteau. Une fois au poste, l’on découvre que sous ses dehors de normalité cette femme masturbe ses enfants pour les endormir… Ah ! bourgeois hypocrites que vous êtes : grâce à Polisse vous allez tout voir et tout savoir !
En revanche, les membres irréprochables de cette brigade sont aussi bons, aussi gentils, aussi moraux, aussi pourvus de bon sens que nous-mêmes, les spectateurs. Des gens absolument formidables, sans préjugés et incapables d’aucune violence injustifiée. Émotifs comme nous, ils ne connaissent ni froideur, ni amertume, ni cynisme et seraient incapables du moindre abus ou de la moindre erreur de jugement envers leurs concitoyens. C’est pourquoi leur confier tout le pouvoir sans sourciller, les yeux fermés et les mains liées est aussi sûr, aussi peu risqué que de l’exercer soi-même. Et lorsque l’un des policiers, accablé par l’effronterie d’un suspect, lui donne un coup de poing, nous nous disons qu’à sa place, nous aurions fait de même.
Certes, Maïwenn a le droit d’aimer les forces de l’ordre et même d’avoir réalisé ce film stupide. Ce qui est en revanche plus amer, c’est l’enthousiasme que Polisse a suscité dans l’opinion. Comme un signe de l’état de la conscience politique d’un pays qui a de plus en plus de mal à concevoir les droits et les libertés des citoyens autrement que comme des ruses de violeurs, de voleurs, d’escrocs pour mettre en échec le pouvoir du Bien et de la Justice. Mais, dira-t-on, que ne ferions-nous pas pour sauver des enfants ? Beaucoup de choses, certes. Maïwenn cependant nous invite moins à les sauver qu’à nous transformer en un peuple d’enfants politiques. Que nous devenions un troupeau d’enfants gouvernés par une délicieuse police au lieu de nous casser la tête avec des prétentions et des revendications absurdes. C’est pourquoi elle ne cesse de montrer les enfants comme gage et espérance d’un nouvel avenir.
Car les peuples qui, pour mieux détruire leurs ennemis, rêvent d’abdiquer de leur droit de critiquer, de soupçonner, de surveiller, de mettre en échec leur gouvernement et leur police, cherchent à devenir des enfants. Des enfants horriblement méchants.
Leur presse (Marcela Iacub, next.liberation.fr), 19 novembre 2011.