[Adresse aux zadistes] L’État s’appuie toujours quand il peut sur des complices locaux

L’État s’appuie toujours quand il peut sur des complices locaux

Tout d’abord, pour lever toute ambigüité, nous sommes solidaires avec les luttes avec occupation menées contre différents projets industriels et capitalistes qui, plus qu’aménager le territoire, contribuent à aménager nos vies. Nous sommes non seulement solidaires, mais nous y contribuons activement même si nous ne nous définissons pas comme zadistes.Toutefois, nous ne nous retrouvons pas toujours avec ce qui y est porté. C’est assez logique, étant donné la diversité des gens qui luttent. Nous passerons aujourd’hui sur la question de la composition et de la manière de composer, sur laquelle nous reviendrons peut-être plus tard. Nous avons décidé de rédiger cette première adresse dont le but n’est pas de donner des leçons que nous serions bien peu légitimes à tenir, mais de partager nos remarques, nos doutes et nos inquiétudes.

Ces derniers temps, la rage nous a évidemment saisis quand nous avons eu connaissance que des « pro-barrages » à Sivens, ou des « pro-Center parcs » à Roybon, se sont organisés contre les « zadistes » : barrer les routes pour empêcher l’arrivée de nouvelles personnes en lutte et réduire l’approvisionnement logistique, dégrader les véhicules des zadistes ou les cabanes des campements, menaces, insultes, agressions etc. Solidaires des gens sur place, les réactions et les discours de certains et certaines zadistes nous ont parfois laissés perplexes. À Sivens, certains et certaines s’indignaient que les flics ne s’interposent pas et ne protègent pas au moins les véhicules amis et les personnes. À Roybon, certains et certaines s’indignaient du fait que les gendarmes ne prennent pas le temps d’enquêter sur le site suite à un jet de molotov, alors que c’est le fait même qu’on les laisse pénétrer sur le site qui ne devrait pas être une évidence. Là-bas aussi, on soupçonnait en s’indignant que les flics aient laissé faire sans s’interposer… L’État se retrouve tout d’un coup relégitimé, appelé à s’interposer en casques bleus entre pro et anti et à arbitrer le conflit, à travers ses flics, ceux-là mêmes qui ont déjà frappé et n’attendent qu’un ordre pour raser les ZAD, ceux-là mêmes qui ont assassiné Rémi Fraisse il y a quelques mois. C’est une erreur de croire qu’il y a la FNSEA ou les petits patrons de Roybon d’un côté, et l’État, avec ses élus, ses services et ses flics de l’autre ; Vinci et Pierre et Vacances d’un côté, et l’État de l’autre. Il y a juste une unité d’intérêts convergents. Par ailleurs, les communautés rurales impactées par les projets ne sont pas des entités homogènes. Paraîtrait même qu’il y a des enjeux de classes, des hiérarchies, des emprises morales, matérielles, idéologiques, religieuses… État et capital trouvent des complices par intérêt ou adhésion idéologique. Il ne faut donc pas s’attendre à ne voir que des gens en uniformes nous faire face.

État et Capital avancent ensemble. Ces projets ne peuvent voir le jour qu’avec la complicité de l’État, mais au-delà avec son appui administratif, politique, financier et à travers des infrastructures qu’il est seul habilité à autoriser. Et au besoin, avec ses flics. Au Chefresne, qu’une ligne THT devait traverser, les flics ont délogé un propriétaire de son champ pour permettre à l’industriel RTE de continuer ses ravages, alors même que l’industriel en question n’en avait pas l’autorisation de la Justice, qui elle-même fermera évidemment les yeux… « Police nationale, milice du capital », « Justice, complice ». En l’occurrence, certains slogans tapent juste, mais à force de les répéter par réflexe, on ne prend plus acte de ce qu’ils signifient réellement.

Il est curieux qu’alors que tout devrait amener à prendre acte et assumer une lutte contre l’État et le Capital, l’État redevienne tout d’un coup une sorte d’entité neutre. Prendre acte, ça veut dire aussi essayer de s’organiser au mieux pour défendre la zone et les activités de lutte par nous-mêmes. Évidemment, la situation sur le terrain est compliquée, et l’autodéfense, c’est poser quelque chose d’ambitieux. Mais avons-nous véritablement d’autres choix ? Nous imaginons qu’il peut exister chez certains et certaines des stratégies médiatiques – « regardez comme les pros et l’État sont méchants, et nous gentils » – qui visent à légitimer la lutte, mais là encore c’est oublier le rôle des médias dans ces histoires, leur complicité avec les donneurs d’ordre, leur soumission idéologique et matérielle à l’ère [sic – NdJL] du temps. Il nous semble plus pertinent de proposer des analyses et de riposter à partir d’une position claire d’opposition à l’État, plutôt que de lui redonner quelques couleurs, en passant en plus par une communication dont la critique serait tout aussi essentielle à faire, y compris au sein d’une presse « alternative » qui, plus elle se développe, moins sa dimension subversive nous paraît incarnée. Redonner vie ainsi à l’État, c’est succomber à l’idéal abstrait du citoyen, celui qu’on administre. Le citoyennisme radical, stade suprême de l’aliénation ?

Mais ce n’est pas seulement qu’État et Capital marchent ensemble. L’État s’est toujours employé à trouver des relais, des notables locaux, des franges réactionnaires, allant jusqu’à les laisser s’organiser en milices. Créer une situation pourrie est tout bénef pour lui. Laisser d’autres que lui faire le sale boulot aussi. Il favorise un climat de tension peu propice au développement du mouvement, maintient la pression et la peur sur les gens qui luttent, sème le doute chez certains et certaines quant à la légitimité de ces luttes. Ajoutons que les premiers à subir les pressions, que ce soient des flics ou de leurs substituts citoyens, ce sont les gens qui luttent et habitaient déjà là avant le début du conflit. Ce n’est pas une raison pour s’interdire de porter certaines positions ou de mener certaines actions, d’aseptiser ses activités de lutte, mais s’organiser ensemble c’est d’abord prendre conscience des réalités différentes de chacun et chacune, et essayer de dégager du commun sans taire les divergences.

L’État et les industriels s’appuient quand ils peuvent sur des populations locales.C’était déjà le cas lors de l’implantation de la centrale nucléaire de Flamanville, dans la Manche, de 1975 à 1977. Plusieurs sites en Basse-Normandie étaient alors en ballotage pour accueillir les bienfaits de l’atome. C’est finalement Flamanville qui a été choisi, moins pour des raisons techniques, que du fait de mobilisations immédiates d’oppositions sur les autres sites (dans le Calvados, des engins de chantiers avaient immédiatement cramé) et surtout du soutien d’une partie de la population locale. En effet, certains notables étaient acquis au nucléaire, depuis l’implantation de l’usine de retraitement de déchets nucléaires de la Hague à quelques dizaines de kilomètres. Même des curetons relayaient la bonne parole atomique. Mais surtout, à Flamanville, il y avait une population ouvrière qui avait perdu son boulot. Une mine de fer avait fermé ses portes quelques années auparavant. Évidemment, l’implantation d’une centrale a été vue d’un bon œil par une partie d’entre eux. La falaise dans laquelle ils plongeaient pour débusquer le fer allait laisser place à un chantier titanesque, puis à une centrale qu’il faudrait bien entretenir. Chantage à l’emploi. De fait, les opposants et opposantes, qui déjà menaient une occupation du site, ne se sont pas heurtés qu’à l’État et EDF, mais aussi à des citoyens locaux remontés et prêts à en découdre. Quoiqu’il en soit, les industriels et l’État choisissent les sites en fonction des mobilisations qu’ils rencontrent et des relais possibles au sein des populations locales.

Le site de Notre-Dame-des-Landes fait peut-être exception, du fait de sa longue histoire d’oppositions. Dans ce coin, il y a eu de nombreuses luttes dans le passé, des liaisons entre paysans et ouvriers de 68 aux luttes antinucléaires contre les centrales du Carnet et du Pellerin. C’est aussi pour cela que ça s’est « enkysté », comme dirait Valls. Mais ce n’est pas reproductible à l’identique partout, sans prendre acte des situations locales. Cela veut peut-être dire que ces luttes sont plus difficiles à faire vivre et surtout à étendre qu’on ne le croit. Mais qu’importe. Déjà à Chooz au début des années 1980, sidérurgistes et antinucléaires avaient compris qu’une hypothétique victoire (quelle victoire ?) n’était pas forcément le seul but d’une lutte. Leur mot d’ordre était « ça coûtera cher de nous foutre en l’air ». C’est aussi cette lucidité qui a parcouru la reprise de la lutte anti-THT dans la Manche, après le camp de Valognes de 2011. En l’occurrence, il semble bien que des documents internes des industriels concernés confirment un certain effet des sabotages et des diverses activités de lutte. Que cela se généralise, et les effets se feront d’autant plus sentir.

Caen. Mars 2015.
Laura Blanchard et Émilie Sievert.
Brèves du désordre

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