Nique la cyberpolice

Le Chaos Communication Congress, place forte de la contre-culture numérique

« Sans le savoir, sans le vouloir, ils ont battu la NSA ! » C’est par ces mots que le journaliste américain Jacob Appelbaum félicite à la tribune du Chaos Communication Congress (CCC), à Hambourg, les développeurs d’outils de protection des communications sur Internet qui résistent encore à la puissante Agence nationale de sécurité (NSA) américaine.

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Le Chaos Communication Congress, grand rassemblement de hackers, fête cette année ses 30 ans.

Il n’a pas à les chercher bien loin : certains d’entre-eux sont devant lui, dans le public. Presqu’à contre-cœur, ils se lèvent de leur fauteuil pour recevoir les applaudissements de la foule. Certains travaillent sur ces outils depuis dix ou vingt ans.

Cette scène résume à sa façon le Chaos Communication Congress, un vaste rassemblement de hackeurs, bidouilleurs, ingénieurs et autres passionnés d’informatique dont la trente-et-unième édition vient de s’achever, mardi 30 décembre. Cette édition aura attiré, selon les organisateurs, plus de 12’000 personnes.

À l’image de ces développeurs acclamés par la foule, cela fait cette année 30 ans que ses habitués réfléchissent aux implications d’Internet et des nouvelles technologies en général sur la société. Souvent avant-gardistes, anticipant les évolutions de la société numérique, ils ont réfléchi à la surveillance d’Internet bien avant que cette dernière ne fasse la Une des journaux.

L’ombre des multiples révélations d’Edward Snowden sur les capacités de surveillance numérique des États-Unis et de ses alliés flotte sur les discussions des participants et sur les 186 conférences de très grande qualité étalées sur quatre jours. L’une d’elle a d’ailleurs été le cadre de la révélation de nouveaux documents, éclairant la guerre que mène la NSA aux outils de protection sur Internet.

On aura aussi entendu James Bamford, le journaliste ayant révélé l’existence de l’agence au début des années 1980, ou la journaliste Laura Poitras, documentaliste américaine dépositaire des documents d’Edward Snowden. La projection devant 4500 personnes de son film sur sa rencontre avec le lanceur d’alerte, intitulé « Citizenfour », a été l’un des moments marquants de ce Congrès.

Le Congrès des « solutions »

L’édition précédente, qui se tenait à la même date, était intervenue au plus fort des révélations d’Edward Snowden. Dérogeant à la tradition, le 30e Congrès n’avait alors pas eu de slogan. « Nous sommes sans voix. D’un cauchemar, nous nous réveillons dans une réalité encore pire. Nous devons réinventer Internet », avait lancé l’artiste allemand Tim Pritlove lors de la conférence d’ouverture.

Un an plus tard, il a été entendu. De retour, le slogan de cette édition, « Une nouvelle aube » reflète la tendance d’un Congrès qui a fait la part belle à la riposte aux activités des services de renseignement occidentaux. De nombreux ateliers et conférences ont en effet mis en lumière les projets et les initiatives, de plus en plus nombreux, d’un monde post-Snowden. « Nous construisons des solutions, plutôt que de lister ce qui ne va pas », s’est félicité un des organisateurs en clôturant l’événement.

On aura par exemple vu Ladar Levison, l’ancien gérant de Lavabit, un service de courriel utilisé par Edward Snowden qui avait dû fermer pour éviter de céder à une demande du FBI, présenter son projet de réinvention du courrier électronique, Darkmail. Les participants se sont aussi massés pour entendre une explication extrêmement technique du cadre légal de la surveillance de la NSA ou une présentation de recherches en sociologie tentant de déterminer si les utilisateurs de Facebook avaient changé leurs comportements depuis les révélations sur les pratiques de l’agence de renseignement.

Dans ce qui pourrait être le « off » du festival, plusieurs rencontres informelles ont rassemblé des développeurs autour de projets pour contrecarrer la surveillance du réseau. L’un de ces projets connaîtra peut-être le même destin que Wikileaks. C’est au CCC que Julian Assange, alors inconnu, a présenté sa plateforme permettant de collecter anonymement des documents sensibles, bien avant que cette organisation ne mette à nu une partie de la diplomatie et de l’armée américaine.

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Julian Assange, joué par Benedict Cumberbatch dans le film Le Cinquième Pouvoir, sur la scène du Chaos Communication Congress de 2007.

Les questions de surveillance d’Internet ne représentaient qu’une partie du riche programme de ce Congrès, souligne Linus Neumann, l’un des porte-parole du Chaos Computer Club, qui organise l’événement : « Les deux tiers de notre programme concernent la politique, l’éthique ou la science. »

Les participants auront ainsi pu entendre des experts de la neutralité du Net, du vote électronique, des vulnérabilités du réseau téléphonique, de l’informatique en Corée du Nord, de la réforme du régime du copyright ou des dernières avancées en matière de cryptographie.

Rassemblement de hackeurs

Ce Congrès est surtout l’occasion pour toute une communauté de se rassembler. Leur point commun ? L’attachement à certains idéaux : liberté d’expression, défense de la vie privée, neutralité du Net, partage de la connaissance, transparence… Bref, les valeurs de ce que l’on appelle la culture « hacker », un concept forgé en 1984 par l’auteur américain Steven Levy.

Cette communauté reste encore majoritairement blanche, masculine et trentenaire, même si les femmes sont de plus en plus nombreuses, et que 400 enfants ont participé cette année au Congrès.

Ce grand raout de la contre-culture numérique, quelque part entre Woodstock et les JMJ, ne fait pas de profit. « L’argent que nous gagnons est utilisé pour les frais de déplacements de certains intervenants, la nourriture pour les volontaires et les frais de location du centre des congrès », explique Linus Neumann. L’organisation est assurée par plus d’un millier de bénévoles, qui paient même leurs tickets d’entrée.

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Le Chaos Communication Congress propose des dizaines de conférences sur les implications politiques et sociales des nouvelles technologies.

Un joyeux chaos

En parallèle des conférences, les couloirs du très rigoureux centre des congrès de Hambourg se transforment en fourmilière. Ici, on apprend la couture, la programmation ou le « lockpicking » (activité qui consiste à déverrouiller des serrures sans disposer de la clé), avant de s’initier à la dégustation du thé ou du café. Là, des enfants jouent à des consoles deux ou trois fois plus vieilles qu’eux, avant d’aller se jeter dans une piscine à bulle.

Un couloir a été transformé en vaisseau spatial, tandis que non loin trônent des imprimantes 3D et des piles de circuits informatiques. Au dernier étage, une cabane faite de draps et de couvertures (dans laquelle on ne peut entrer qu’après avoir ôté ses chaussures), très courue par les principaux conférenciers, abrite des discussions enflammées jusque tard dans la nuit.

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Sur une table du CCC

C’est cette coloration alternative, militante et déjantée qui distingue le CCC des autres conférences dédiées à la sécurité informatique, comme la Defcon, qui se tient aux États-Unis (Texas) tous les étés, explique M. Neumann : « Les autres conférences de hackers sont plus sérieuses, très professionnelles, et fonctionnent main dans la main avec les forces de police et les services de renseignement. Ici, nous n’avons pas de sponsor [excepté le fournisseur du matériel utilisé pour les réseaux de communication], et notre public est très pro-liberté et anti-surveillance. »

Pendant longtemps, ces hackeurs ont eu le sentiment de mener leur combat dans leur coin. Depuis plusieurs années, les enjeux qui leur tiennent à cœur, comme la protection des droits en ligne ou la lutte contre la surveillance d’Internet, se sont frayés un chemin dans les médias et, dans une certaine mesure, l’opinion publique. À entendre M. Neumann, cela n’a pas changé grand-chose : « Nous attirons davantage l’attention des médias, mais pour la communauté hacker, la politique a toujours été un aspect crucial. C’est ça qui rend le CCC différent. »

Martin Untersinger, envoyé spécial à Hambourg, LeMonde.fr, 3 janvier 2015

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