Amazon, mode d’emploi

Dans le secret des entrepôts d’Amazon

Derrière l’image présentée aux médias par le géant de la vente en ligne, la réalité vécue par les salariés est tout autre (mercredi décembre 17 à 20 h 50 sur D8)

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Dans l’entrepôt de Lauwin-Planque (Nord), où 1500 employés brassent trois millions de marchandises.

Noël est une période faste pour Amazon, géant de la vente sur Internet. Le choix est vaste et les délais de livraison réduits au minimum. Certains produits sont disponibles en vingt-quatre heures. Pour satisfaire ces acheteurs pressés, le groupe américain a installé plusieurs entrepôts en France.

Après des semaines de négociation, des journalistes d’« En quête d’actualité » ont obtenu l’autorisation de filmer la collecte et la confection des colis dans un de ces centres, situé dans la banlieue lilloise. C’est une atmosphère festive qui semble régner à chaque début de service. Le patron, comme un GO de club de vacances, fait bouger et chanter ses équipes. Un moyen de motiver et d’apporter de la bonne humeur, mais aussi un nécessaire échauffement des pieds et des mains.

Chaque employé est chronométré

Travailler chez Amazon demande en effet d’être en parfaite condition physique. Munis d’un pistolet scanner, les employés partent à la chasse aux produits commandés. Poussant un petit chariot, ils parcourent les allées de l’immense entrepôt pour composer leurs colis. La course est chronométrée. Car chaque salarié doit récupérer un maximum d’articles en un minimum de temps. La direction assure qu’il n’y a pas de sanction s’il ne respecte pas cette cadence. Une affirmation que les journalistes d’« En quête d’actualité » ont voulu vérifier en toute liberté.

Alors que le voyage dans le Nord avait été strictement encadré par les attachées de presse zélées d’Amazon, c’est en caméra cachée qu’a été tourné un autre reportage dans un centre situé près d’Orléans. Et là, les choses se sont révélées moins idylliques que ce que la direction d’Amazon veut bien présenter.

Un rythme infernal

Pour le « coup de feu » des fêtes de fin d’année, l’entreprise américaine recrute des intérimaires. Après une batterie de tests, ceux qui sont jugés aptes intègrent l’équipe sous le contrôle étroit de leurs responsables. Il est fortement recommandé de suivre le rythme infernal qui leur est imposé moyennant 30 cents de plus par heure que le smic. Pour ceux qui sont en deçà des objectifs, leur « mission » est interrompue.

D’autres marchands en ligne tentent des systèmes pour auto­­matiser la préparation des commandes. Mais, en bout de course, ce sont toujours des salariés sous-payés qui emplissent les cartons.

« Achats de Noël : plongée au cœur d’Amazon, le plus grand magasin de France », présenté par Guy Lagache (France, 2014, 100 min.) Mercredi 17 décembre à 20 h 50 sur D8.

Leur presse (Joël Morio , LeMonde.fr, 17 décembre 2014)

 

Chez Amazon, une caméra sème la panique : « Cache les tableaux de productivité ! »

En pleine période de Noël, Amazon, le géant du commerce électronique, se serait certainement bien passé de cette très mauvaise publicité.

Des journalistes du magazine « En quête d’actualité », diffusé mercredi soir sur D8 (à la 49e minute de la vidéo), ont pu infiltrer un entrepôt de l’entreprise et révéler la stratégie des dirigeants. Leur considération pour leurs salariés ou pour le droit du travail apparaît très faible.

Un « check » pour se dire bonjour

Côté pile, Amazon est une entreprise cool, moderne et soucieuse de protéger « sa famille » d’employés. Les salariés s’échauffent chaque matin en musique pour « avoir un esprit famille ».

Face caméra, le patron d’un entrepôt situé dans le Nord, près de Lille, nous fait même croire qu’il « checke » avec le poing tous ses employés chaque matin. Le manager (qui dirigeait auparavant une entreprise en Chine) explique :

« En fait, on s’est mis à faire ça il y a un an pour se dire bonjour. Et puis les employés ont trouvé ça sympa, les Amazoniens ont trouvé ça sympa et l’ont gardé. C’est devenu un peu le signe distinctif et maintenant on se “checke”. »

Les employés épiés par leur scanner

Côté face, Amazon apparaît surtout obsédé par son image. On découvre des salariés sans cesse mis sous pression, des outils (scanners, caméras, vigiles) déployés pour les inciter à être toujours plus productifs, même si officiellement, les « Amazoniens » n’ont pas d’objectif journalier.

En réalité, les scanners qu’ils utilisent servent aussi à mesurer leur productivité et à fixer des objectifs très précis. Un employé doit être au minimum à 75% des objectifs attendus par Amazon, sous peine d’être remercié.

« Les journalistes sont très regardants »

Mais ça, les dirigeants ne l’admettront pas. Lorsque les journalistes de D8 souhaitent regarder les scans de salariés, le manager est pris en flagrant délit. Oubliant la présence des micros, il demande à sa collègue :

« Tu vas aller voir tout le monde de la “outbound” et tu leur demandes de cacher leurs tableaux de productivité. Tous ! Parce que les journalistes sont très regardants. »

Un journaliste de la chaîne s’est ensuite fait embaucher comme intérimaire pour vérifier les coulisses de cette « success story ». Il constate « le flicage permanent » de l’entreprise, une partie du temps de pause des ouvriers grignoté sans scrupule et l’existence de quotas de productivité.

Un employé tout juste embauché doit ainsi atteindre au bout de quatre jours un objectif chiffré. En cas d’échec, il est licencié.

Leur presse (David Perrotin, Rue89.nouvelobs.com, 18 décembre 2014)

 

Une employée d’Amazon raconte « la peur organisée »

TÉMOIGNAGE Une intérimaire du géant de la vente en ligne raconte les conditions de travail dans le site de Montélimar.

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La plateforme d’Amazon de Châlon-sur-Saone, en décembre 2012.

Amélie [Le prénom a été modifié], 30 ans, a travaillé quelques semaines au sein de la plateforme d’Amazon à Montélimar (Drôme). Alors que des grèves pour des hausses de salaires se poursuivent en Allemagne, nous avons décidé de publier son témoignage, saisissant, sur les conditions de travail au sein du numéro 1 mondial de la vente en ligne.

« Les agences d’intérim de Montélimar recrutent en fin d’année des hordes de salariés sur les quatre postes de travail de la plateforme Amazon, implantée il y a trois ans. Vous pouvez y être admis comme « eacher », pour réceptionner les marchandises et les enregistrer informatiquement; « stower », pour les ranger dans les kilomètres d’étagères de l’entrepôt; « picker », pour arpenter les allées et rassembler les produits commandés ; ou « packer », pour les emballer avant expédition.

« C’est en tant que pickeuse que j’ai découvert l’univers d’Amazon. L’univers du code-barres. Tout a un code-barres chez Amazon : les articles, les 350’000 emplacements sur les étagères, les chariots qui servent à déplacer les produits commandés, les gens qui poussent ces chariots, les imprimantes, les voitures. Les scannettes portatives dont chacun est équipé pour lire les codes-barres ont aussi un code-barres. Elles sont reliées au réseau wi-fi, qui peut les localiser dans l’entrepôt. Tout a une réalité physique doublée d’une existence informatique. Les managers qui sont derrière leur ordinateur savent en temps réel, grâce à ces outils, où se trouve un livre, sur quel chariot il a été enregistré, quel intérimaire pousse le chariot, où il se déplace dans l’entrepôt, à quelle heure il s’est mis au travail en scannant son code-barres personnel, quelle a été la durée exacte de sa pause, et combien d’articles il « picke » par heure. Cette productivité personnalisée est évaluée en permanence, et des managers viennent trouver individuellement chaque picker pour lui donner sa performance et le conseiller si celle-ci n’est pas satisfaisante. « Il faut être plus dynamique, tu perds trop de temps en ramenant les articles à ton chariot, tu es à 85 articles par heure », m’a lancé un jour un manager au détour d’un rayon, alors que je n’avais jamais vu cette personne auparavant. Mais les remontrances peuvent aussi prendre une forme numérique. Si vous garez par exemple votre chariot sur un emplacement gênant, le code-barres qui y figure permet de savoir que c’est le vôtre, et vous recevez un message sur l’écran de votre scan : « Merci de garer ton chariot sur les emplacements autorisés. »

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À Sevrey, près de Châlon-sur-Saône, les entrepôts d’Amazon s’étendent à perte de vue. 40’000 mètres carrés et des rayons qui n’en finissent pas.

« Il est temps de picker »

« Aux outils de surveillance, il faut ajouter des centaines de caméras, des agents de sécurité qui arpentent les allées toute la journée, et qui peuvent fouiller les salariés au détecteur de métal à la sortie de l’entrepôt. Enfin, plus diffus, la peur de la délation et le fantasme d’une surveillance sans limites comptent pour beaucoup dans la docilité générale. On ne sait pas de qui exactement il faut se méfier, qui est ami avec les managers ou veut le devenir, on ignore jusqu’où exactement va le pistage informatique… Et, dans le doute, pour aborder la moindre question un tant soit peu polémique, le réflexe est toujours de parler discrètement, et à voix basse.

« « Les salariés qui sont aujourd’hui embauchés en CDI ont commencé comme vous, en intérim. Si vous vous montrez productifs, et que vous avez un bon comportement, vous avez peut-être un avenir chez Amazon. » C’est par ces mots que nous accueille un responsable le premier jour. La productivité est à partir de ce moment-là une obsession, qui ressort dans toutes les conversations. En tant que picker, nous devons rassembler plus d’une centaine d’articles par heure, en arpentant les rayons sur une distance cumulée de 15 à 25 kilomètres selon notre rapidité et selon la dispersion des articles qui défilent sur l’écran de notre scan. Cet objet nous guide parmi les étagères, nous indiquant les coordonnés du prochain article à attraper : l’entrepôt est divisé en zones, subdivisées en allées, elles-mêmes subdivisées en profondeurs d’allée, puis en hauteurs d’étagère. Le parcours est programmé automatiquement de façon rationnelle pour minimiser les distances d’un point à un autre, et aussitôt que les coordonnées d’un livre s’affichent un compte à rebours de quelques secondes défile avec cette phrase : « Il est temps de picker. » Le nombre total d’articles restant à picker, et le temps imparti pour les rassembler tous, apparaît en dessous. Dans l’empressement général, la mise en concurrence joue à plein, sinon parce que le CDI est un sésame à décrocher, au moins parce que le non-renouvellement du contrat d’intérim est une épée de Damoclès au-dessus de chaque tête. Certains, pourtant, à qui j’ai demandé la raison de leur zèle n’invoquent pas toujours d’emblée l’angoisse d’être « éjectés » (même si cette peur est invariablement mentionnée dans ces termes). Ils veulent battre des records, « comme ça, pour la performance », et la reconnaissance qui va avec. Un bon salarié peut être porté aux nues comme étant élu « associate de la semaine » par les managers qui l’applaudissent tous en chœur. Aller aux toilettes qui se situent à l’extrémité de l’entrepôt fait dégringoler votre « prod ». Pousser son collègue pour se saisir en premier d’un chariot la fait grimper. L’idéal (et c’est d’ailleurs la norme) étant d’arriver à l’avance le matin pour préparer scan et chariot et gagner de précieuses minutes qui feront peut-être la différence. C’est aussi cela, « avoir un bon comportement ». À l’embauche, le mail de l’agence d’intérim précisait noir sur blanc : « Il faut arriver un quart d’heure à l’avance, ils aiment bien. »

« Ne vous couchez pas trop tard »

« Avoir un bon comportement, c’est par ailleurs accepter les heures supplémentaires. Au matin du 2 décembre, lorsque nous arrivons à l’entrepôt vers 5h30, l’équipe de nuit, qui finit habituellement bien avant, est encore là. Le discours d’accueil, qu’une manageuse fait quotidiennement pour commencer la journée, nous invite aujourd’hui à rester une demi-heure de plus pour faire face à une augmentation inattendue des commandes : « L’équipe de nuit a fait l’effort, comme vous l’avez vu. Nous vous demandons de le faire aussi, pour que l’équipe suivante n’ait pas une charge de travail insurmontable ! » Dans cette ambiance d’hyperindividualisation, elle évoque soudain l’esprit d’équipe et la solidarité. Ce n’est pourtant pas cela qui fait mouche : les gens restent parce qu’ils tiennent à leur emploi.

« Ce discours d’accueil servi chaque matin à 5h50, au moment de la prise de poste, vise à motiver les troupes, à annoncer le nombre de commandes qu’il faudra préparer pour la journée, à prévenir les erreurs constatées la veille… ou à donner des conseils sur le rythme de vie à avoir lorsqu’on travaille chez Amazon : ne vous couchez pas trop tard, n’hésitez pas à faire une sieste, mettez une lumière forte au réveil pour aider l’organisme à se mettre en route, mangez bien à la pause… Cette dernière injonction est tout à fait paradoxale. Les deux pauses de vingt minutes qui nous sont accordées ne laissent en aucun cas le temps de bien manger. Si vous en avez l’intention, il faut traverser tout l’entrepôt (trois à quatre minutes), passer par le poste de sécurité, rejoindre votre casier pour prendre votre pique-nique et atteindre la salle de pause. Là, il faut en fait choisir entre avaler une bouchée de sandwich et aller aux toilettes, faire les deux étant assez ambitieux puisque vous devez avoir fait le chemin en sens inverse et retrouvé votre chariot lorsque retentit la sonnerie qui annonce la reprise du travail. Une remarque laconique accueille les retardataires : « Jeune fille, en retard ! »

« La pression est énorme, la fatigue difficile à gérer. L’ambiance est à la méfiance. Tout est verrouillé. Avant de signer un contrat de travail, il faut parapher trois pages qui nous engagent à la confidentialité la plus totale. Rien ne doit sortir de l’entrepôt, et raconter quoi que ce soit à des concurrents, bien sûr, mais aussi à vos amis et à votre famille peut vous être reproché. La peur organisée, la surveillance de nos moindres faits et gestes, et la contestation réduite au silence, c’est ce qui se joue chaque jour sous les néons de l’entrepôt d’Amazon, avec, pour principale arme de persuasion, la promesse d’un emploi. »

Leur presse (Liberation.fr, 17 décembre 2013)

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