[Notre-Dame-des-Landes] Et si ce n’est maintenant c’est quand ?

Et si ce n’est maintenant c’est quand ?

« Les coups qui réussissent le mieux ce sont ceux que l’ennemi ne vous croit pas capables de faire. » — Primo LEVI

– I –

Déambuler et faire nombre, à l’ancienne, ce jour dans les rues de Nantes paraît évidemment moins excitant qu’en novembre 2012, la réoccupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et la construction de bâtiments au nez et la barbe de l’État. Pourtant on aurait tort de ne pas sentir combien une action directe collective et concrète sur le terrain doit se renforcer par une démonstration politique qui attire des alliés : il y a  un moment où il faut jeter tout son poids dans la balance.

Puisque cet État est en proie à un continuel atermoiement, nous serions bien avisés de suspecter qu’il puisse se payer, enfin, un coup d’autorité sur son seul et véritable ennemi : ces populations bigarrées qui s’organisent par elles-mêmes pour ne plus céder de terrain à la machine-vampire, à la mafia des cravatés publiques et des cravatés privés, à leur ignoble chantage à l’emploi (le préfet de Loire-Atlantique qui a supervisé la relance du projet d’aéroport a été ensuite embauché par VINCI).

Pourtant, rien ne laisse augurer que déserteurs, dissidents, réfractaires et autres dégoûtés du chaos capitaliste auront tous su nourrir cette pensée stratégique pour laquelle le rapport de forces minimal pour ne pas étouffer en France, c’est de battre l’État, VINCI et leurs mercenaires à Notre-Dame-des-Landes.

– II –

Des vagues successives de milliers de jeunes gens sont venus respirer sur la ZAD l’air d’un possible, celui de tourner le dos au « système », et de commencer sans attendre à détourner l’existant pour construire autre chose. Le mouvement de refus du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est déjà parvenu au-delà de la seule protestation contre un « projet inutile » (« inutile » à qui ? Cet aéroport-là seulement serait inutile ?). Le souffle de liberté de la ZAD qui a attiré tant de monde fait se condenser une dissidence diffuse présente sur tout le territoire qui  apparaît dès lors comme une puissance politique concrète. Voilà longtemps qu’une lutte locale n’avait pas incarné toute son époque ; voilà pourquoi elle a déclenché des ondes qui réveillent partout des affinités et des rencontres.

Cependant, on y rencontre aussi les défauts de l’époque : la faiblesse d’une pensée stratégique collective, soit par excès de réaction émotionnelle immédiate sans recul, soit du fait de ce goût pour les expériences individuelles sans lendemain, qui a la hantise de trop s’engager et veut rester maître de ses choix. Si on peut comprendre la nausée de la jeunesse à l’égard de la manipulation des ferveurs collectives, on peut se demander quel degré “d’informel”, de “liberté” personnelle par rapport à un engagement concerté peut quand même nourrir une stratégie collective ?

C’est que l’informel a son outil, ou plutôt le numérique et le téléphone mobile ont diffusé leur conditionnement : celui de pouvoir changer à tout moment, de n’être engagé par rien, de ne pas décider une bonne fois pour toutes, de ne pas se sentir tenu à une décision, et donc de ne pas  mûrement la réfléchir.

– III –

Jusque-là, la jeunesse actuelle ne paraissait pas la mieux armée en théorie stratégique pour subvertir l’ordre existant, mais au moins n’attendait-elle pas le soulèvement spontané du prolétariat industriel qui imprégnait des théories révolutionnaires : comme elle ne s’inscrit pas dans une dynamique critique établie à l’avance et englobante, c’est souvent une vue d’ensemble qui lui manque et alors il lui faut défricher au fur et à mesure, et essayer de s’organiser tout de suite pour gagner de l’autonomie et mettre à distance la dépendance savamment entretenue, en fortifiant des bases arrières le plus souvent hors des villes. Mais desserrer l’étau capitaliste ne résultera pas d’une addition de désertions et de débrouilles ingénieuses. À l’opposé, avec raison, est rejetée toute dénonciation du monde capitaliste qui n’est pas conjointe avec le mouvement de ne rien en attendre et de lui tourner le dos : d’un côté, l’indignation ne sait pas par quoi commencer et fantasme une réforme globale ; de l’autre, les tentatives singulières concrètes de s’extraire de l’incarcération industrielle n’attendent à juste titre plus rien d’une rêverie politique ; mais, malheureusement, elles désertaient aussi le point de vue universel en s’abstenant publiquement d’affirmer la perte de toute légitimité de l’organisation sociale existante et se confinaient dès lors au pur choix personnel, à la débrouillardise astucieuse, à l’incognito chanceux. « Tourner le dos » semblait s’opérer préférentiellement en catimini, même si s’établissent des affinités entre déserteurs, des entraides et des réseaux. Si pour la génération radicale précédente, la critique de la vie quotidienne était déjà bien cette pratique critique à entamer sans attendre, maintenant on gagnerait à prendre de vitesse l’écroulement du château de cartes capitaliste, mais pas dans le sauve-qui-peut individuel. Les sécessions individuelles qui n’attendent pas, tout en restant limitées, et les protestations collectives lénifiantes contre ce « tout », abstrait et inaccessible à remettre à l’endroit, sont bien entendu les deux faces de ce qui se cherche.

– IV –

Belle jeunesse, ignorer les vieux cons qui profèrent que le meilleur de l’humanité va disparaître avec leur génération. Ne croyez pas non plus d’autres anciens qui vous acclameraient volontiers, de loin, d’avoir osé ce qu’eux-mêmes n’ont su faire !

– V –

Qui peut encore adhérer au leurre de croire peser sur le cours des choses au travers de la démocratie institutionnelle ? La médiation politique se discrédite totalement : plus ça permute, plus c’est pareil…  Ainsi se laisseraient bercer par la prophétie auto-réalisatrice tous ceux pour qui « on n’y peut rien » : à mesure que des gens pensent qu’on ne peut rien faire, il ne se passera évidemment rien. Au point où en est la rapacité du système technico-marchand de faire de tout un gisement de profitabilité, ce qu’il en vient à exiger c’est la soumission totale ; alors comme disent les amis grecs : « ne vivons plus comme des esclaves ! »

Ça ne viendra pas tout seul ; il est dénué d’intérêt de se complaire dans la critique entre soi : la paralysie de l’action s’enracine dans l’invocation de la complexité qui dédaigne que l’on prenne « le problème » par un petit bout, comme si cela avait peu de poids alors qu’il faut bien commencer par quelque chose et que là est la vitalité qui ne se paralyse pas à vouloir tout anticiper ; là est sa confiance en elle-même à savoir se corriger constamment. N’est pas idéologique de persister à penser qu’on peut peser sur le cours des choses en s’organisant à la base.

– VI –

« Qui organise l’espace social à travers la maîtrise du sol, contrôle aussi le comportement et l’activité des humains et façonne ainsi leur espace mental. » (in Le Communard, journal de la montagne limousine, hiver 2012-2013).

La question reste de savoir si est à notre portée la seule autodéfense de notre sensibilité ou de convaincre de larges parties de la population de sortir du somnambulisme (C’est un manque d’action qui mène au ressentiment populiste). À la réflexion, c’est en honorant notre sensibilité par une autodéfense vigoureuse qu’elle en deviendra convaincante : d’une pierre deux coups !

Deux perspectives de lutte se complètent : une, centrifuge, que les comités locaux qui viennent ici par « solidarité », et pour peser sur les événements ici à NDDL, créent eux-mêmes leur ZAD (il y a partout des projets de zone commerciale sur des terres agricoles à bloquer).

L’autre plus centrale, que le mouvement d’opposition au projet d’aéroport de NDDL n’hésite pas à s’inscrire dans le mouvement d’occupation des places (Zocalo d’Oaxaca, place Tahrir au Caire, place Syntagma à Athènes, place Puerta del Sol à Madrid, place Maïdan à Kiev, mais aussi Bangkok, etc.), et sorte de son cantonnement dans la ZAD pour exiger l’abandon du projet d’aéroport.

– VII –

« C’est reculer que d’être stationnaire, on le devient de trop philosopher, debout, debout,  vieux révolutionnaire … ! »

On s’est assez saoûlé de tours d’horizon critiques désarmés ; on a bien assez écrit, lu, discuté sans pouvoir en faire des leviers pour provoquer l’émergence du possible. Et le possible est revenu avec le visage du bocage !

Nantes, le 22 février 2014
Antoine GARAMOND

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