[Who’s who] Les récupérateurs en mars 2013

À chacun son Debord

Il fallait une certaine malice pour concevoir la manifestation parisienne qui va s’ouvrir à la Bibliothèque nationale de France (BNF). Ou, au moins, le goût du défi : donner à voir, dans un temple de l’État, les archives d’un intellectuel pourtant critique de toutes les institutions et de la société en général. Tenter de cartographier une pensée polymorphe, profondément réfractaire, misanthrope, sarcastique et systématiquement dressée contre les tentatives de récupération.

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Guy Debord en 1959 sur le tournage de Quelques personnes à travers une assez courte unité de temps.

À partir du 27 mars, les visiteurs pourront donc déambuler dans l’exposition « Guy Debord, un art de la guerre ». Des centaines de fiches de lectures, des cartes, des photos, des revues, des correspondances sont agencées comme un vaste jeu de piste autour des stratégies mises au point par Debord dans sa lutte contre l’aliénation contemporaine. Le tout prélevé dans le fonds acheté par la BNF, en 2011, à la veuve de Guy Debord, pour la somme astronomique de 2,7 millions d’euros.

Chacun pourra sans doute y trouver « son » Debord, car c’est l’une des particularités de ce penseur hors normes : ses thèses et sa sensibilité ont irradié dans des directions très différentes, lui-même s’étant déplacé tout au long de son existence d’un champ à l’autre de la pensée. Qui plus est, Guy Debord a glissé de la révolution à une forme de pessimisme radical, voire de réaction, entre le début et la fin de sa vie. Si bien qu’aujourd’hui, les héritiers de cet homme qui n’en voulait pas sont nombreux, et leurs profils dissemblables.

GIMMICK

Près de vingt ans après sa mort, le 30 novembre 1994 (à l’âge de 62 ans), que reste-t-il de la pensée de Guy Debord et de l’Internationale situationniste, le mouvement dont il fut le principal fondateur ? Au-delà d’un titre de livre, La Société du spectacle (Buchet-Chastel, 1967), agité ici et là comme un gimmick par des gens qui ne l’ont pas toujours lu, de quelle manière les idées de Debord et des situationnistes ont-elles imprégné la société ?

La réponse à ces questions est forcément approximative, tant le paysage est vaste et ses lignes floues. De la philosophie à la publicité, en passant par l’architecture, l’urbanisme, l’art, la sociologie, la littérature, les « situs » ont essaimé dans des directions parfois inattendues. C’est que Debord a eu le génie de voir large et de regarder loin, précédant toujours l’époque de quelques pas. Nombre de ses thèses se sont confirmées. Comme si l’Histoire donnait raison à ce grand lecteur de Marx qui vomissait la société du spectacle — autrement dit, les rapports sociaux médiatisés par l’image et d’où toute authenticité disparaît. Debord combine deux grands types de réflexions : l’une sur le poids des « infrastructures », puisqu’il offre une reformulation de la théorie marxiste à l’âge des médias. L’autre, sur l’aliénation et les formes possibles de la résistance du sujet. « Il a beaucoup représenté pour les penseurs critiques de la société », affirme Bruno Racine, président de la BNF, qui s’est battu pour réunir, auprès de mécènes, la somme nécessaire à l’acquisition de ces archives.

VISION RADICALE DU MONDE

Curieusement, cette vision radicale du monde s’est infiltrée avec une remarquable souplesse dans les différentes générations qui se sont succédé depuis un demi-siècle. « Chaque époque a eu sa manière de lire Debord, observe Jean-Louis Violeau, sociologue, professeur à l’École d’architecture de Paris-Malaquais et bon connaisseur de l’œuvre du penseur. Dans les années 1970, avec une perspective révolutionnaire ; dans les années 1980, il est devenu le bréviaire des pubards ; la décennie suivante, il était celui qui ne s’était pas laissé avoir par les bobards des différents totalitarismes ; maintenant, il inspire les gens d’Occupy Wall Street et les Anonymous pour sa dénonciation de la société marchande. » Parmi ceux qui se sont inspirés de ses écrits, ont trouve Julien Coupat, l’un des auteurs du manifeste L’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), mis en examen dans l’affaire dite « de Tarnac » (sabotage d’une caténaire d’une ligne de TGV), en 2008.

« Nous sommes sur la même route que nos ennemis, le plus souvent, les précédant », avait écrit Debord, dans les débuts de l’Internationale situationniste, à la fin des années 1950. Ironie du sort, cette pensée a été recyclée par ceux qu’elle dénonçait dans les médias, la communication, la publicité. Oliviero Toscani, le fameux photographe italien qui conçut les affiches de Benetton dans les années 1980, n’hésitait pas à faire référence à Debord. Et les méthodes du « nouveau management » se sont fortement inspirées des idées liées au développement de la créativité, du projet individuel et du « tous artistes ».

« La société marchande recycle tout, souligne le romancier Morgan Sportès, qui a connu l’écrivain et qui le cite dans son roman Tout, tout de suite (Fayard, 2011). Il n’y avait pas de raison qu’elle ne recycle pas Debord ! »

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« PHILOSOPHIE DU DÉSAVEUGLEMENT »

L’une des particularités des situationnistes fut d’affirmer une subjectivité radicale. Pas d’école, pas de prétention à la scientificité pour cette « pensée rude », selon l’expression d’Emmanuel Guy, jeune commissaire associé à l’exposition de la BNF. Du coup, la transmission académique de la pensée de Debord est malaisée. « La Société du spectacle est difficile à proférer dans un espace universitaire, à cause de son caractère explosif », explique Francis Marmande, écrivain et professeur de littérature à Paris-VII. Davantage en tout cas que les idées de Foucault, Bourdieu ou Baudrillard, autres critiques de la société contemporaine.

En philosophie, Debord ne fait plus vraiment recette, même si quelqu’un comme l’Italien Giorgio Agamben continue de s’y référer. « Les concepts de situation et de spectacle ont été repensés à la lumière des philosophies analytique et pragmatique, considère l’écrivain Christophe Hanna. En fait, Debord a surtout fonctionné comme une vigie. Il a créé une philosophie du « désaveuglement ». »

SE LIBÉRER DES CARCANS

Il est surtout celui qui apprend à voir, à se débarrasser des œillères, à se libérer des carcans. C’est vrai pour Gérard Berréby, fondateur des éditions Allia, qui a ressorti des documents situationnistes dans les années 1980, quand presque plus rien n’était disponible : « Cette pensée m’a aidé à me structurer, affirme cet homme qui avait 17 ans en 1968. Sa postérité ne se mesure pas en nombre de thèses, mais dans la manière dont elle devient un ferment pour l’action. »

Dans un autre registre, Frédéric Olivennes, directeur de la communication et du marketing images de France Télévisions, né en 1967, raconte que la lecture de Debord lui a fait comprendre qu’il était « un enfant de la société du spectacle ». Et comment ne pas être « dupe » des pièges de ce système. L’écrivaine et critique Cécile Guilbert, née en 1963, a de son côté publié un bel essai intitulé Pour Guy Debord (Gallimard, 1996), dans lequel elle met en lumière la vitalité du discours de Debord, styliste remarquable. Une force et une puissance de subversion auxquelles un écrivain comme Philippe Sollers, qui a souvent écrit sur Debord, notamment dans Le Monde, est lui aussi très sensible. Enfin, parmi les plus jeunes, les membres de la revue transdisciplinaire Gruppen revendiquent cet « héritage intellectuel indispensable pour comprendre l’époque », selon les mots de Pierre-Ulysse Barranque, l’un de ses responsables, âgé de 29 ans.

POUR LE DÉPASSEMENT DE L’ART

Mais c’est dans le domaine artistique que la pensée de Debord exerce la plus grande influence. Car l’Internationale situationniste se voulait avant tout, un peu comme les surréalistes en leur temps, une avant-garde révolutionnaire vouée au dépassement de l’art. Debord est notamment l’auteur de plusieurs films, dont In girum imus nocte et consumimur igni (1978). Aujourd’hui, un cinéaste comme Olivier Assayas se passionne pour l’oeuvre de Debord, dont il a réédité la partie cinématographique en DVD. On ne retrouve rien du cinéma de Debord dans celui d’Assayas, rien de visible en tout cas, mais l’influence est revendiquée : « C’est une réflexion personnelle qui nourrit ma pratique de l’écriture, mon observation de la société, ma pratique du cinéma », indique le cinéaste.

En cinéma comme dans ses textes, Debord a largement utilisé le détournement : recycler des phrases ou des images issues d’autres œuvres, non sous forme de citation ou d’hommage, mais dans le but de produire un objet nouveau. Cette pratique insolente, qui procédait d’un rejet de la propriété intellectuelle, a fait nombre d’émules dans l’art. On pourrait multiplier les exemples. En 1981, l’Américaine Sherrie Levine fait scandale : elle a rephotographié des images célèbres de Walker Evans, l’inventeur, dans les années 1930 et 1940, du « style documentaire » en photographie. En 1993, l’artiste écossais Douglas Gordon signe l’installation 24 Hour Psycho (« psychose de 24 heures »), dans laquelle il reprend Psychose, le film d’Hitchcock, mais en le ralentissant de telle sorte qu’il dure vingt-quatre heures. Enfin, la même année, Michel Hazanavicius, futur réalisateur d’OSS 117 et de The Artist, sortait Le Grand Détournement, entièrement composé de scènes empruntées au cinéma américain, assorties de nouveaux dialogues.

« DÉRIVE » URBAINE

Le détournement est aussi présent dans l’œuvre graphique et dans la cartographie chère aux situationnistes. Grand arpenteur des villes, Guy Debord vitupérait contre la ville morcelée, marchandisée. Sa conception de la « dérive » urbaine et des itinéraires non standardisés intéressent des plasticiens comme Anna Guilló, maître de conférence à Paris-I et animatrice de la revue d’art et d’esthétique Tête à tête, d’inspiration debordienne. Selon la jeune femme, les situationnistes ont des héritiers imprévus dans le street art, avec Space Invader par exemple. Les artistes de rue n’ont pas forcément lu les grands textes de Debord, mais leur façon d’élaborer des itinéraires graphiques sur les murs des villes renvoie doublement à Debord : c’est une forme de « dérive » urbaine, une manière de baliser le territoire en laissant des traces et aussi de faire descendre l’art dans la rue, comme le préconisaient les situationnistes.

Plus largement, souligne Anna Guillo, une grande partie de l’art contemporain est imprégnée de l’esthétique de la « situation » : les artistes, dit-elle, « créent des environnements comme une forme d’art. Les œuvres deviennent plus souvent des dispositifs, diffusés par Internet ou par des performances, que des objets au sens classique du terme ».

UNE POSTÉRITÉ DIFFUSE

Alors ? On peut dire, bien sûr, que la pensée de Guy Debord s’est soldée par un échec, puisque la révolution n’est pas advenue. La destruction de la société du spectacle, qu’il appelait de ses vœux dans son livre, n’a pas eu lieu. Mais cette pensée a aussi connu une postérité diffuse : elle s’est infiltrée dans la vie des individus, dans leur façon de regarder le monde, dans leur sensibilité même. Guy Debord est devenu un classique : ses textes sont publiés, ses films sont visibles et ses archives bientôt exposées.

Les plus critiques de ses admirateurs ne manquent pas d’observer que Debord avait préparé cette quasi-« panthéonisation » : il avait gardé des doubles de ses lettres et envoyé, de son vivant, une partie de ses documents personnels à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, qui conservait les archives des mouvements révolutionnaires. N’empêche : même classique, sa pensée n’a pas perdu ses vertus corrosives. Un bâton de dynamite, en somme, qui continue de faire peur, de séduire et de fasciner bien après que son auteur a cessé de le brandir.

Presse confusionniste (Raphaëlle Rérolle, LeMonde.fr, 21-25 mars 2013)

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Une réponse à [Who’s who] Les récupérateurs en mars 2013

  1. Claire Pourlier dit :

    Quel art de la plasticité !

Les commentaires sont fermés.