[Paris] Un dangereux forcené retranché dans les bureaux du pôle « antiterroriste » (2)

Tarnac : le juge Fragnoli obtient son dessaisissement

Ultime pied de nez d’un magistrat à la personnalité singulière, ou aveu d’échec après trois ans et demi d’instruction : comme souvent dans l’affaire de Tarnac, les interprétations vont s’affronter. Selon nos informations, Thierry Fragnoli, le principal magistrat instructeur, a obtenu d’être dessaisi du dossier. « En substance, il dit aux avocats : ‘Puisque vous dites que je personnalise, je vous laisse seuls face au dossier, et on verra bien s’il tient' », estime une source proche de l’enquête. Contacté, le juge Fragnoli n’a pas souhaité commenter.

Thierry Fragnoli est co-saisi de l’affaire depuis novembre 2008, avec Yves Jannier et Edmond Brunaud. Ce dernier est parti en 2011. Le dossier va donc échoir au seul Yves Jannier. Mais celui-ci doit quitter le pôle antiterroriste du tribunal de Paris pour Pontoise dans les prochains jours. De nouveaux magistrats vont donc clôturer une instruction qui est presque bouclée.

« RAS-LE-BOL »

Dans ce dossier, dix personnes rangées par les enquêteurs dans la mouvance « anarcho-autonome » sont mises en examen pour « association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste ». Julien Coupat, considéré comme le leader du groupe, est mis en cause pour « direction ou organisation d’un groupement formé en vue de la préparation d’un acte terroriste ». Ces jeunes gens, qui évoluent autour du petit village de Tarnac (Corrèze), sont soupçonnés d’avoir posé des crochets métalliques sur des caténaires pour désorganiser les lignes de la SNCF, en octobre et en novembre 2008.

Selon une source proche du dossier, c’est un « ras-le-bol » face à la relance de la stratégie offensive des avocats du groupe, notamment Me Jérémie Assous et Me Thierry Lévy, à l’approche de la fin de l’instruction, qui est à l’origine de la décision du juge Fragnoli. Le magistrat « n’imaginait pas que les attaques allaient reprendre à ce point-là », après plusieurs mois d’accalmie, estime cette source. « Nous ne sommes pas des hommes politiques, nous ne sommes pas paramétrés pour ça, rappelle un juge d’instruction. Et nous ne sommes pas payés pour ça. » D’autant plus qu’avec le départ programmé de M. Jannier, M. Fragnoli allait se retrouver seul.

Le 16 mars, les défenseurs ont déposé une requête aux fins de récusation du juge, annoncée par une double page dans Libération. Ils estiment que « M. Fragnoli a cessé d’être un magistrat impartial ». Dans leur viseur, un e-mail du juge à quelques journalistes révélé par Le Canard enchaîné le 14 mars, et les entretiens accordés par le magistrat au journaliste David Dufresne, publiés dans son livre Tarnac -Magasin général (Calmann-Lévy, 500 p., 20 euros), début mars.

Le courriel du juge Fragnoli a été adressé le 12 mars à quelques journalistes qualifiés par ses soins d' »amis de la presse libre (je veux dire celle qui n’est pas affiliée à Coupat-Assous) ». Les avocats y voient « une animosité personnelle de M. Fragnoli à l’égard de l’un des mis en examen et de l’un de ses avocats, mais également un mépris total du magistrat des obligations de sa fonction ainsi qu’un parti pris en faveur de la culpabilité ». C’est le même parti pris que révèle, toujours selon la défense des mis en examen, le livre de David Dufresne. Le chapitre consacré à Thierry Fragnoli témoigne pourtant d’une certaine empathie du journaliste pour ce juge « vif, direct — et joueur ».

Le magistrat a-t-il violé le secret de l’instruction — une accusation bien plus grave ? Dans son ouvrage, David Dufresne précise d’entrée que les entretiens n’ont jamais porté sur le fond de l’affaire. La requête des avocats estime également que le fait que le nom d’un homme gardé à vue puis relâché sans charge fin février soit révélé dans l’e-mail du 12 mars est constitutif d’une « violation du secret de l’instruction ». Sauf que l’intéressé et son père avaient donné un entretien au quotidien local Paris-Normandie le 4 mars. Leurs noms étaient publics.

Cette guerre des nerfs est consubstantielle au dossier. Me Assous dénonce régulièrement le caractère « grotesque » de l’instruction. Dès 2009, mis en cause publiquement par des parlementaires, M. Fragnoli n’avait pas hésité à répondre aux critiques du député PS André Vallini dans une tribune au Monde. Comme l’écrit David Dufresne, dans cette affaire, « Thierry Fragnoli encaissa les coups très vite », alors que celui qui était jusqu’en novembre 2008 un « juge de l’ombre » aurait « aimé qu’on l’aime, et qu’on le laisse en paix ». Le juge serait « soulagé » par un dessaisissement, confirmait, avant la décision, un proche.

Publié par des amis de la police (Laurent Borredon, LeMonde.fr, 4 avril 2012)

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