Barcelona, 29 mars 2012 : fin de la paix sociale ?

Dans un contexte social déjà tendu, entre coupes budgétaires et chômage massif, le gouvernement espagnol du Parti Populaire lance un nouveau projet de réforme du code du travail. Celui-ci est dans la droite ligne du libéralisme sauvage imposé par les marchés via la Banque Mondiale, le Front Monétaire International et la Commission Européenne. Il accentue encore la précarité au travail en supprimant quasiment les Contrats à Durée Indéterminée facilitant la possibilité de licencier des patrons [vidéo en espagnol expliquant la reforme ici]. Exemple parmi tant d’autres : la période d’essai passe de trois mois à un an, période pendant laquelle on peut se faire virer du jour au lendemain sans raison… Face à cela, les syndicats majoritaires — CCOO et UGT —, pourtant habitués à négocier sagement avec l’État et le patronat, ont décidé d’appeler à une journée de grève générale le 29 mars. Si ces organisations sont largement discréditées par la société, l’ampleur de l’attaque a suscité un tel rejet que tous les secteurs se sont unis à cette journée d’action.

Ces dernières semaines, l’ambiance se chauffe peu à peu. Les rues se couvrent d’autocollants, affiches et tags, Internet bouillonne d’appels à participer à la grève. Les assemblées de quartiers et de villages, issues du mouvement 15M de l’année dernière, se réorganisent après un moment de baisse d’activité. Ainsi, la veille, plusieurs quartiers de la ville convoquent à une « cacerolada » (manifestation avec des casseroles sur le modèle argentin) et déambulent dans les rues pour expliquer la grève et inciter les petits commerces à fermer. Le soir même, à minuit pile, plusieurs piquets ambulants ferment les bars bobos des quartiers gentrifiés. Dans le centre, plus d’une centaine de personnes invitent à sortir les clients des bars et ferment les rideaux de fer énergiquement. Le cortège se dirige vers les discothèques pour les fermer. Sur une des grandes avenues de la ville, un loto est toujours ouvert. La tension monte et deux personnes — dont les médias disent qu’elles participaient au piquet — pénètrent dans le local et partent avec la caisse (environ 2000 euros).

Toute la nuit, de nombreuses actions communicatives et/ou de sabotage (surtout contre les supermarchés et les banques) sont réalisées et tôt le matin, les grands axes de la ville sont coupés par des rassemblements syndicaux ou des barricades de pneus enflammés. Peu après, commencent les piquets ambulants des quartiers — plus d’une vingtaine au total pour la seule ville de Barcelona. Ceux-ci sont également parfois assez agités, avec des situations tendues dans les commerces ouverts, des sabotages de bus ou de métro couvrant les services minimaux accordés par les grands syndicats et du blocage de flux avec des dizaines de barricades dans les rues. Plusieurs personnes se font arrêter pendant ces actions. Des colonnes de fumées apparaissent depuis différents points de la ville. Et la grève est LE sujet de conversations et de débats spontanés dans la rue.

À 12h, les piquets des différents quartiers se dirigent vers le centre pour le piquet unitaire, fermant tout sur leur passage. En 2010, pour la dernière grève générale, le rassemblement avait été un succès en terme de nombre avec plus de 4·000 personnes [voir récit de la greve générale de 2010 ici]. Aujourd’hui, c’est plus de 20·000 personnes qui depuis la Place Catalunya montent vers les quartiers financiers où attendent les piquets venus des hauteurs de la ville. Au bout de quelques minutes, la Bourse, étrangement laissée sans protection, est attaquée, avec un feu de poubelle devant la porte. Les Mossos (Police Catalane) débarquent à toute vitesse et chargent mais la manifestation tient et se poursuit assez tranquillement dans la luxueuse avenue du Passeig de Gracia. Arrivés en haut, il y a tellement de monde que l’on en sait pas ou est le début et la fin du cortège.

Un mouvement se crée finalement vers la Diagonal, artère huppée de la ville. À un croisement, un énorme feu est allumé et le siège sociale de Banc Sabadell (une des principales banques du pays et responsable de l’expulsion de milliers de foyers ces dernières années) est totalement détruit puis incendié. À deux rues de là, le reste de la manifestation ne se rend compte de rien et l’ambiance y est plutôt familiale, colorée et festive. Les pompiers arrivent. Certain-e-s manifestant-e-s parlent avec eux et leur demandent de ne pas éteindre les barricades enflammées. « Ça serait dommage que l’on doive vous crever les pneus », entend-on. Les pompiers se déclarent solidaires de la grève, mais finissent néanmoins par intervenir.

À 16h30, plusieurs manifestations sont convoquées notamment par les indépendantistes (marxistes), les « iaioflautas » (collectif issus de la commission « personnes agées » du 15M) et les organisations anarchosyndicaliste CGT-CNTs (enfin réunies, après des décennies d’obscures scissions internes). Le cortège libertaire est impressionnant, avec plus de 10·000 personnes. À peine commencé, un groupe détruit méthodiquement les vitrines des banques. Une partie des manifestant-e-s applaudit chaque action mais une autre s’y oppose parfois physiquement. La foule arrive finalement près de la place Catalunya où convergent les différents cortèges à l’appel de la commission « travail » du 15M. Au coin de la place, les deux manifestations se rencontrent en criant « A, Anti, Anticapistalistas !« . Alors que la tête de la manifestation unitaire avec le camion sono attend pour sortir, avec des dizaines de milliers de personnes derrière, les vitrines du Corte Ingles, le symbole du capitalisme espagnol, sont complètement détruites.

La police, présente à 30 mètres, charge ; mais il y a tellement de monde qu’il est tout simplement impossible de disperser la foule. Le journal El Pais parle alors de 275·000 personnes composant les différentes manifs qui bloquent la ville, alors que les syndicats en comptent 800·000. De fait, l’immense place et toutes les rues aux alentours sont remplies à craquer. La police ne laisse pas sortir la manifestation de la place, immobilisant le camion sono, et il y a une sorte de flottement. La situation devient alors incontrôlable : dans un autre coin du Corte Ingles, les manifestant-e-s font reculer la police ; un énorme feu est allumé, puis un deuxième, et certain-e-s commencent à casser les vitrines du centre commercial sous les hourras de la foule, qui demandent en chœur qu’on l’incendie (de la même manière que le Starbucks, qui, à une dizaine de mètres, vient d’être saccagé et incendié).

Derrière, la situation est chaotique : beaucoup critiquent mais restent curieux de voir ce qui se passe, beaucoup sont ravis et disent qu' »ils n’ont que ce qu’ils méritent » quand tombe une nouvelle vitre, beaucoup d’autres n’ont pas trop l’air de savoir quoi en penser. Devant, ça chante « el pueblo unido jamas sera vencido« . La police essaye une nouvelle fois de charger en attaquant au flashball, mais la masse reste compacte et résiste, faisant même parfois reculer les flics à nouveau. Ceux-ci finissent alors par lancer des gaz lacrymogènes, ce qui ne s’est pas vu ici depuis plus de 20 ans. Tout le monde est extrêmement surpris ; la plupart des gens sait à peine ce que c’est. Mais la solidarité entre manifestant-e-s est impressionnante : l’eau et la bouffe se partagent, pendant que les blessé-e-s sont soigné-e-s sur place ou transporté-e-s vers l’arrière.

Une sirène retentit, mais cette fois, c’est un groupe de pompiers en grève et en uniforme venus participer à la bataille. Ils se mettent devant, parmi les manifestant-e-s, et aident à relancer les grenades lacrymogènes. La police parvient malgré tout à vider la place Catalunya et occupe alors tous les accès. Tellement de monde, situation incontrôlable. Les barricades enflammées se multiplient. Pour autant, les gens sont à la fois en alerte et détendus, se promenant au milieu du bazard. Le ballet des camions de flics qui passent à toute vitesse pour semer la panique (par peur d’être pris pour cible ?) fonctionne de moins en moins, alors que les deux hélicoptères tournent en tous sens entre des colonnes de fumée. Il ne doit pas rester beaucoup de vitrines indemnes dans ce coin hyper friqué, quand les rues du centre se vident peu à peu, sur fond de sirènes omniprésentes dans toute la ville.

Le lendemain, les pouvoirs politiques et policiers essayent, via les médias aux ordres, de transmettre l’image d’une grève peu importante et d’un phénomène marginal de violence dans les rues de Barcelona. Le gouvernement espagnol refuse même de négocier avec les syndicats majoritaires, qui proclament à tout va que la lutte doit se poursuivre. Le gouvernement catalan ne parle, lui, que d’un problème d’ordre public, cherchant à durcir ses lois. Selon lui, la seule solution possible est de criminaliser la « délinquance minoritaire », et notamment la cinquantaine de détenu-e-s dont trois ont éte placé-e-s en détention préventive. Comme si ce qui constitue l’une des plus importantes journées de révolte populaire depuis la chute de la dictature fasciste n’avait pas pour origine l’injustice croissante du système et le rejet frontal des politiques. Les informations pullulent sur Internet, notamment via une agence de presse parallèle organisée avec les journaux, radios, et télés alternatives locales ou via Twitter.

Le printemps s’annonce chargé, puisque le 3 mai se rassemble la Banque Centrale Européenne à Barcelone. Le 12 mai se tient la manifestation unitaire du 15M, avec certainement des nouvelles occupations d’espace public sur tout le territoire espagnol. Et enfin, le 15 mai, une journée mondiale d’action internationale contre le système financier est appelée par une coordination d’activistes des 15M espagnol, de Ocupy Wall Street ou San Fransisco, de participant-e-s aux révoltes de Tahrir, de secteurs en lutte d’Amérique du Sud, etc.

L’histoire n’est pas terminée. Nos vemos por las calles !

Liste francophone de diffusion d’infos relatives aux squats, 31 mars 2012

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