[Paris] Un dangereux forcené retranché dans les bureaux du pôle « antiterroriste »

Fragnoli, la justice façon « Kill Bill »

Le juge antiterroriste Thierry Fragnoli constitue le clou de la galerie de portraits — entrecoupés d’extraits de procès-verbaux et d’impressions personnelles — dressés par David Dufresne, qui signe une œuvre originale sur le bazar de « l’opération » contre ces supposés « anarcho-autonomes » saboteurs de TGV. Au chapitre 37 de Tarnac, magasin général (1), le magistrat jusqu’au-boutiste se livre pour la première fois à ce journaliste très insistant. Cinéphile, Thierry Fragnoli conseille d’abord à Dufresne de voir Kill Bill de Quentin Tarantino : « Vous devez regarder ça si vous voulez me comprendre. » De quoi se demander si le puissant moteur de ce juge solitaire arc-bouté sur la thèse du « complot terroriste » serait une vengeance personnelle… Avec des armes juridiques bien entendu, contrairement à l’héroïne Uma Thurman qui liquide à l’arme blanche ses anciens complices du « Détachement international des vipères assassines » pour venger la perte sanglante de son bébé.

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Mais Thierry Fragnoli, 40 ans, sportif, « vif, direct et joueur » selon l’auteur, lui dit que c’est « la morale » du film qui lui plaît : « Tout se paye un jour… De manière moins violente — heureusement —, c’est un peu le fond de mon boulot : rattraper ceux qui partent en courant et leur présenter la facture. » Quand David Dufresne le titille « sur ses motivations profondes », le juge Fragnoli se gausse : « C’est comme si on demandait à un escargot pourquoi il ne sort que quand il pleut… C’est comme ça, parce que ça lui plaît plus que la sauce au beurre et à l’ail. »

En revanche, sa réplique favorite dans son film culte sent le guerrier invincible. Il s’approprie la phrase du maître japonais ayant forgé le sabre pour la vengeresse : « Je le dis sans vanité, c’est le plus beau sabre de ma carrière. Si en chemin vous rencontriez Dieu, il serait taillé en pièces. » Seul contre tous ou presque, le guerrier Fragnoli, qui se veut maître du temps, croise le fer avec Julien Coupat, qu’il tient pour le chef terroriste de cette prétendue « cellule invisible », et ses pugnaces avocats qui pilonnent son dossier. Si Coupat a traité en privé Fragnoli de « nazi républicain », le juge dit de Coupat qu’il se prenait pour « le Jean Moulin de l’anarchie ».

Il existe une sorte de lutte des classes entre le gosse de riches Coupat et le juge prolo. Dufresne se demande si l’obstination du magistrat ne relève pas « d’une revanche sociale ». Orphelin à 13 ans de son père routier, Thierry Fragnoli a été élevé par sa mère employée de la ville de Paris et fit des petits boulots (barman, archiviste, aide-soignant, animateur), en militant au PSU à 18 ans puis collant les affiches du PS à 23 ans. Le voilà instituteur puis conseiller d’orientation. À 33 ans, il devient magistrat, juge des enfants à Meaux (Seine-et-Marne), substitut du procureur puis juge d’instruction à Créteil (Val-de-Marne), enfin propulsé à Paris dans le sanctuaire de l’antiterrorisme.

Ce petit juge déçu de la gauche, laïc et jacobin, instruit dans l’ombre sur les Kurdes du PKK puis hérite de ce dossier déjà étiqueté terroriste. Submergé par « le tsunami médiatique » comme il dit, le juge Fragnoli prend des coups redoublés. De plus en plus isolé avec ses enquêteurs, il s’accroche désespérément pour trouver les preuves qui manquent. Il a tellement investi sur ce dossier qu’il ne peut se résoudre à s’en dessaisir pour le ramener à une affaire de droit commun.

Le juge Fragnoli, qui ne manque ni d’humour ni d’obsession, a illustré sa carte de vœux pour l’année 2011 d’une rame de TGV assortie d’une phrase de Michel Audiard sur les « emmerdeurs » en France. Il tendait à ses mis en examen pour signer leurs auditions un stylo publicitaire marqué « J’aime la SNCF ». Selon David Dufresne, Thierry Fragnoli « imagine bien un film sur l’affaire avec Brad Pitt dans son rôle ».


Quand le juge de Tarnac interloque

Les frasques du juge antiterroriste Thierry Fragnoli, qui instruit à la hussarde le dossier dit de Tarnac, vont-elles entraîner son dessaisissement ? Libération a appris que les avocats de Julien Coupat, mis en examen pour « organisation d’une association de malfaiteurs terroristes », déposent aujourd’hui une « requête en récusation », auprès du premier président de la cour d’appel de Paris, contre Thierry Fragnoli. Des « propos subjectifs » qu’il a tenus à des journalistes trahiraient un « parti pris en faveur de la culpabilité ».

Le dernier épisode désopilant du magistrat, révélé mercredi par le Canard enchaîné, vient « conforter » à leurs yeux le côté va-t-en-guerre et revanchard du juge contre les mis en examen. Fragnoli a envoyé un mail à des journalistes, depuis son adresse professionnelle, pour couper l’herbe sous le pied du Canard qui venait de l’appeler au sujet d’une sacoche bourrée de documents confidentiels oubliée par un des enquêteurs lors d’une perquisition. Le 23 février, à Mont-Saint-Aignan, près de Rouen, le juge a débarqué avec une trentaine de policiers de l’antiterrorisme (SDAT) chez un forgeron suspecté d’avoir fabriqué les crochets ayant servi à saboter une ligne TGV fin 2008. Charles R. a été embarqué en garde à vue (puis relâché sans mise en examen), mais ses proches ont récupéré une sacoche avec les noms et numéros de portable des enquêteurs, les photos et adresses en Normandie de personnes  surveillées, et un PV de garde à vue en blanc estampillé par la SDAT, pas du tout réglementaire.

Après le coup de fil du Canard lundi, le juge Fragnoli s’est empressé d’alerter par écrit certains journalistes moins corrosifs du Nouvel Observateur, de l’Express et d’Europe 1, qu’il appelle « amis de la presse libre ». Précisant, entre parenthèses : « Je veux dire celle qui n’est pas affiliée à Coupat/Assous. » Cette allusion à Jérémie Assous, l’un des défenseurs de Julien Coupat, démontre, selon la requête de Thierry Lévy, Louis-Marie de Roux et Me Assous lui-même, « l’existence d’une animosité personnelle de M. Fragnoli à l’égard de l’un des mis en examen et de l’un de ses avocats, mais également un mépris total de la part du magistrat des obligations de sa fonction ».

Dans ce mail ayant pour objet « scoop Coupat/Canard », le juge alerte et informe des journalistes non-collabos — si l’on comprend bien — sur la perte de ces « documents policiers » qui n’ont « aucun intérê t» : « Bon alors avant que vous me demandiez ce que j’en pense — en OFF — depuis mes vacances (je pars tout à l’heure 2 semaines en Espagne)… » Du jamais-vu. Que des juges parlent en « off » (de façon confidentielle) à des journalistes, la presse ne va pas s’en plaindre. Mais quelle mouche a piqué le juge Fragnoli pour cumuler ainsi les imprudences ? Pour un de ses confrères, « ce mélange confondant d’aveuglement et de naïveté montre qu’il a pété une durite. Il a été blessé par cette affaire. Là, ça dérape, on est sorti du débat terro-pas terro [-risme, ndlr]. »

Depuis plus de trois ans, le débat fait rage autour de ce dossier censé illustrer « la menace de la mouvance anarcho-autonome » ou de « l’ultra-gauche ». Les policiers du renseignement (RG, DCRI) et de la PJ, ainsi que la ministre de l’Intérieur d’alors, Michèle Alliot-Marie, l’ont survendu en terrorisme, là où d’autres ne voient qu’une simple affaire de droit commun, une dégradation de voie ferrée comme il en existe 4000 chaque année. À force de s’enferrer dans la qualification de terrorisme pour ne pas laisser à d’autres « son » dossier, Fragnoli a peut-être dérapé avec ce mail. Un haut magistrat « n’en revient pas », un autre prédit « une sanction disciplinaire », mais « pas pour violation du secret », et la chancellerie ne « souhaite pas faire de commentaires ».

Dans leur requête, Mes Lévy, Roux et Assous — auxquels s’associe MeWilliam Bourdon pour Yldune Lévy, autre mise en cause —, visent également « les entretiens nombreux » que le journaliste David Dufresne a eus avec le juge entre 2009 et 2011(lire ci-contre), lesquels révèlent son « point de vue » et ses « émotions ». L’auteur y écrit que le juge « exultait » lorsqu’il a appris que des tubes en PVC ayant pu servir de perches pour poser les crochets sur les caténaires avaient été retrouvés au fond de la Marne.

Son « excitation » est comparée à celle « d’un orpailleur dans un champ de ruines, des perches pour pépites » alors que le dossier manque d’éléments bétons : « Il était persuadé de tenir enfin la preuve matérielle qui allait clouer le bec à tout le monde […]. Il serait réhabilité. À son entourage, il affirma qu’il était désormais persuadé qu’il ne prononcerait pas de non-lieu. » Pour les avocats, « en acceptant de se livrer ainsi, M. Fragnoli a cessé d’être un magistrat impartial qui doit, selon la loi, instruire à charge et à décharge. Il s’est publiquement comporté comme un chasseur poursuivant son gibier. » (…)

Publié par Tourancheau-la-journaflic (Libération, 16 mars 2012)

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3 réponses à [Paris] Un dangereux forcené retranché dans les bureaux du pôle « antiterroriste »

  1. ***** dit :

    Dans le lien qui est donné, on peut lire ceci, à la date du 22 novembre 2008 : « Le 10 novembre, lorsque la SNCF a avoué l’existence d’un acte de sabotage le 26 octobre, elle a indiqué que l’incident avait eu lieu dans la commune de Baudrecourt, en Moselle ; or le rapport de police parle quant à lui de la commune de Vigny (à 18 kilomètres). Ce qui permet de savoir quels journalistes ont eu accès, dès le 9 novembre, à des informations directement données par la police, puisqu’ils parlent de Vigny : Franck Johanny (Le Journal du dimanche), Patricia Tourancheau (Libération), Franck Hériot (Le Point). »

  2. Un passant dit :

    Ton lien n’explique pas pourquoi tu traites Touranchau de journaflic. Vue la qualité du papier que tu pompes aujourd’hui, c’est étonnant. Plus d’infos ?

  3. Henri L. dit :

    Cinéphile ? °_O

    Kill Bill est une bouse et Fragnolo est son prophète.

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